
Le cinéma est une affaire de point de vue et Louis Malle, cinéaste éclectique aux mille regards, l’a toujours compris. En 1974, trois ans après le déjà controversé Le Souffle au cœur, le cinéaste français provoque une nouvelle polémique avec Lacombe Lucien, portrait d’un jeune paysan travaillant pour la Gestapo durant la Seconde Guerre Mondiale. Le cinéaste, poussé à l’exil, quitte la France. Son œuvre, elle, continue d’animer les débats et n’a encore aujourd’hui rien perdu de sa force.
Loin des autres récits moralisateurs sur le sujet, Lacombe Lucien est un film qui progresse dans le flou, en adoptant le point de vue du protagoniste éponyme, jeune ignorant n’ayant aucune conception morale du bien et du mal. Louis Malle dépeint un monde glacial, rappelant par instants – avec moins de radicalité et de cruauté – celui dépeint dans Salò, sorti un an plus tard. La guerre n’y est plus qu’un bruit de fond, qu’une station de radio que l’on peut zapper ou simplement ignorer ; la violence est un élément du quotidien, aussi banal que les parties de ping-pong auxquelles s’adonnent les membres de la Gestapo. En minorant ces éléments, l’auteur dévie le regard du spectateur vers les à-côtés du conflit et transforme ce qui s’apparente à un film de guerre classique en un brûlot social. Pour Lucien, agent de la Gestapo est un simple travail – au même titre que chasseur ou résistant – lui permettant enfin de côtoyer la bourgeoisie, El Dorado qui lui était jusqu’alors inaccessible.
Les « juifs » ou autres « bolcheviks », qu’il confond d’ailleurs au détour d’une phrase, sont des mots creux pour un anti-héros, qui n’a d’intérêt qu’à manipuler pour obtenir ce qu’il désire. L’amour comme les vêtements de luxe deviennent une simple valeur marchande, qu’il s’octroie par la force. Par cette apparente neutralité qui n’en est pas vraiment une, Malle livre un film éminemment politique, qui place le spectateur dans une zone de malaise et le pousse ainsi dans ses retranchements moraux.
Lacombe Lucien / De Louis Malle / Pierre Blaise, Aurore Clément, Holger Löwenadler / 2h18 / France / 1974 / Ressortie à l’été 2023.