
Sylvain Creuzevault poursuit son cycle dostoïevskien en transposant sur scène le roman Les Frères Karamazov. Le metteur en scène en propose une réécriture délibérément outrancière et une relecture profondément moderne; et – contre toutes attentes, admettons-le – cela fonctionne diablement bien.
Les quatre frères se racontent, parfois avec insolence, parfois avec pudeur, sans transition. Creuzevault pratique une mise en scène de la rupture : aucune scène ne ressemble à la précédente, le décor se déboite pour se transformer, la musique s’improvise et le ton est instable. La pièce se déroule à l’image d’un électrocardiogramme malade : sans répétitions mais avec des pics d’intensité constants. La question se pose alors de savoir qui est le patient, les personnages ou les spectateurs ? Ces derniers sont effectivement sollicités, en permanence. Les personnages du roman de Dostoïevski doivent justifier leurs actions devant Dieu et devant le lecteur, redoutant plus que tout le sentiment de honte que ces témoins leur infligent. Que peut-il y avoir alors de plus honteux pour eux que leurs actions se déroulant sous les yeux d’une centaine de spectateurs ? Les personnages de Creuzevault en sont conscients. Ils s’adressent aux spectateurs pour s’expliquer, se tordant sous leur regard inquisiteur. Nous devenons Dieu et juge. Dieu car c’est à nous que s’adressent leurs prières, sous forme d’aparté. Et juge car nous déciderons de leur sort.
Le metteur en scène joue et jongle avec l’idée de « rôles » : ceux qu’on nous attributs malgré nous, ceux qu’on aimerait jouer et ceux auxquels il faut se cantonner. Ce qui définit qui nous sommes, dans la pièce de Creuzevault, c’est avant tout ce que l’on dit. Les mots sont eux aussi pourvus d’un rôle essentiel et leur transmission est multiple : par le chant ou par l’écrit. Les personnages alternent entre les paroles de l’auteur, du metteur en scène et les leurs.
Les Frères Karamazov est une pièce éprouvante, parfois tyrannique. C’est un objet théâtral non identifié que l’on découvre, intrigué. Spectateurs qui aimez le calme des salles de spectacles obscures et le confort de leurs fauteuils rouges, passez votre chemin. Sylvain Creuzevault exige notre attention la plus totale, qu’elle se transforme en pitié, en rire ou en haine. Tout sauf l’apathie, tout sauf l’inertie. Les spectateurs sont fébriles, parfaitement ébahis : la justesse du jeu des comédiens autant que la densité sémantique de la mise en scène sont absolument indéniables. On assiste avec évidence à un moment de théâtre unique en son genre mais on sent – voire même, on ressent – également le travail violemment acharné derrière ces longues heures de représentation. Un effort spectaculaire pour l’un des spectacles les plus phénoménaux de ces dernières années.
Les Frères Karamazov / De Sylvain Creuzevault / Avec Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier et Patrick Pineau / 3h15 / Du 6 au 22 janvier au théâtre de l’Odéon.