Rencontre avec : Emin Alper

© Muhsin Akgün

Après un prix du meilleur premier film il y a une dizaine d’années à la Berlinale et trois longs-métrages depuis, Emin Alper revient avec Burning Days. À travers une intrigue faite de sous-entendus et une esthétique tout en contrastes, l’excellent thriller fait état de la corruption politique en Turquie. Le réalisateur nous en dit un peu plus sur l’origine du film, sur sa structure qui flirte avec les codes du polar, sur ces personnages si ambivalents et sur ce qu’il cherche à dénoncer.

Yaniklar est un village fictif, quels étaient les différents éléments qui devaient constituer ce lieu pour que l’histoire puisse y prendre place ?

Il n’y avait pas tant de choses à inclure. Le plus important pour moi était la sécheresse donc j’ai cherché un lieu particulièrement aride. Ensuite, il a fallu trouver le village. Beaucoup des villages en Anatolie se sont modernisés d’une façon assez laide donc je voulais un endroit qui ait gardé son apparence traditionnelle. Celui que nous avons trouvé était proche de Kayseri dans la Cappadoce. En revanche, les gouffres n’existent que dans la région de Konya donc tous ces plans là ont du être tournés autre part. 

Aviez-vous dès le départ l’envie d’alterner enjeux politiques et codes du thriller ? De brouiller la frontière entre vérité et mensonges, d’éliminer les repères moraux pour les personnages mais aussi pour les spectateurs ? 

En fait, l’idée initiale était de raconter une histoire sur la sécheresse en Turquie. Mon inspiration était la pièce d’Ibsen L’ennemi public. Je voulais mettre en scène un homme dont l’unique intérêt est de servir le peuple mais qui est déclaré l’ennemi du peuple par les politiciens manipulateurs. Après cette intrigue de base, les différentes lignes narratives me sont venues assez naturellement. Mais brouiller les pistes était effectivement une de mes volontés. Dans tous mes films, j’aime créer des lignes de transitions entre rêve et réalité, entre vérité et mensonges. Je veux créer des personnages inquiétants, dont les valeurs morales sont difficile à comprendre.

Beaucoup de vos personnages sont en effet très ambigus, très secrets entre eux mais aussi envers le spectateur. Quand vous écrivez les personnages avez-vous besoin de leur inventer une histoire plus complète ou êtesvous capable de les mettre en scène sans vous-même savoir grand chose d’eux ?

Etant donné que le film est un thriller et un néo-noir, je voulais que les spectateurs soient constamment sollicités, qu’ils ne puissent pas faire confiance facilement à mes personnages. C’est aussi une façon d’exprimer les insécurités, les suspicions et la solitude du personnage d’Emre. Je pense mieux connaître les personnages que les spectateurs mais il y a des détails que je ne clarifie pas, même pour moi lors de l’écriture. Tout simplement car parfois les comportements ne peuvent pas être définis, le personnage pourrait faire ci ou ça, c’est impossible à prévoir. C’est un peu comme dans la vie finalement : même pour vos meilleurs amis ou pour vous, dans certaines circonstances on ne peut pas savoir comment on réagira. Donc je ne suis pas déterministe quand j’écris mes personnages, j’aime laisser béantes certaines failles dans leurs âmes, des failles que personne ne sait comment remplir.

On retrouve de nombreuses scènes de diners dans vos films et, dans Burning Days, c’est une séquence majeure de l’intrigue : que révélez-vous de vos personnages en les filmant manger et boire ?

Ces scènes sont les seules qui permettent d’avoir plusieurs personnages tous ensemble et en constante interaction. Les dites interactions créent une base assez prolifique pour comprendre les personnages. D’autant plus qu’il y a de l’alcool lors de ces diners ! Quand les personnages sont éméchés, ils révèlent leur préjudices, leurs haines, leurs désirs et animosités. J’aime beaucoup quand leurs humeurs changent d’un coup autour de la table ou quand une tension commence à se faire sentir alors que les sentiments réprimés sont révélés avec l’effet de la boisson et des discussions incessantes. Ces diners sont comme une bombe à retardement.

© Memento Distribution

À partir de cette scène, on ne sait jamais si ce qu’on voit sont des souvenirs, des cauchemars ou des rêves. Le principe  des flashbacks comme reconstitution est courant dans le thriller mais vous arrivez à le detourner. Quelle était l’idée derrière cette structure fu film ?

Atteindre la vérité à travers des flashbacks était trop commun pour moi. Emre ne se souvient jamais entièrement de cette nuit et, à cause de ça, sa recherche de la vérité devient une enquête sur lui-même. J’aime l’idée qu’Emre ne puisse pas être sûr de s’il a commis un crime ou s’il a passé la nuit avec un journaliste. Ce sont ces suspicions qui permettent à Emre de grandir, pas leurs réponses. D’autant plus que c’est un film sur l’ère de « post-vérité » créée par les politiques populistes et autoritaires. À part Emre, personne ne s’intéresse à la vérité car c’est une chose que le pouvoir politique peut fabriquer. D’ailleurs ce sont eux qui ont le dernier mot et leur version de la vérité triomphent, puisque qu’ils se font ré-élire.

L’aspect visuel du film parvient aussi à gommer les repères géographiques, il y a de nombreuses oppositions : entre gros plans et plans larges, entre le sol et l’eau, entre les hommes et les femmes, entre les gitans et les turcs, le jour et la nuit. Il y a constamment une fracture entre ces éléments qui, quand ils sont confrontés l’un à l’autre, manquent de se détruire. Comment avez-vous composé tous ces contrastes ?

Mon pays est divisé entre les différentes ethnies et religions. Les politiciens d’extrême droite règnent dans ces pays car ils peuvent toujours manipuler le peuple en donnant l’impression qu’une majorité du pays se bat contre une minorité et ainsi obtenir les votes de la majorité. Les oppositions ou les contrastes sont des leitmotivs très forts pour moi. Dans mes films il y a toujours « les autres », contre qui il faut se battre. Et au delà de ça, je trouve que les conflits sont des éléments moteurs dans les histoires. Quant aux contrastes visuels, ils m’enchantent réellement. Pas seulement les contrastes lumineux du jour et de la nuit mais la différence entre les scènes qui s’y déroulent. Ces images très travaillées avec des changements soudains de perspectives rendent le spectateur plus alerte et le film plus anxiogène.

Les dernières scènes sont extrêmement intenses. Avez-vous toujours eu la volonté de terminer le film sur un tel crescendo de violence ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour tourner cette course poursuite nocturne ?

Oui, terminer le film avec ce « lynchage » contre Emre était très important. Ces démonstrations de violence ont un effet traumatique sur l’opposition de gauche dans mon pays. Des attaques de la sorte sont perpétrées envers les Kurdes depuis des années. En 1992, à Sivas, trente-sept artistes, dont la plupart étaient alévis, ont été brulés vivants dans un hôtel. Tant que des événements comme celui-ci seront imprimés dans la mémoire collective, toute forme de protestation devient quelque chose d’incroyablement risqué, bien que nécessaire. Les principales difficultés du tournage étaient évidemment le manque de moyens. Nous avions peu de temps pour tourner et nous étions en pleine campagne donc les figurants étaient peu nombreux et amateurs. Quant à la dernière scène j’y ai beaucoup réfléchi et ai choisi de la tourner en lumière naturelle. Mon directeur de la photo a beaucoup aimé l’idée aussi. Donc la seule source de lumière dans la dernière scène provient des lampes torches des chasseurs. Et le résultat a dépassé toutes mes attentes !

Dans le film, il n’y a pas de message manichéen du bien contre le mal, c’est presque le mal contre le « un peu moins mal ». Tous les personnages tentent de sauver leur peau, même si cela veut dire se corrompre et cacher des crimes terribles. Pourquoi était-ce important pour vous de réaliser ce film sur la Turquie, maintenant ?

Vous avez tout à fait raison, c’est un combat entre mauvais et « un peu moins mauvais ». Tout d’abord parce que je ne crois pas au bien pur et dur. On ne peut être entièrement bon si on l’est dans toutes situations, selon toutes les conditions. C’est facile d’être une « bonne personne » en Suède mais en Angola, au cœur d’une guerre civile, c’est plus compliqué… Dans des conditions tellement horribles, il arrive que l’on ne puisse pas garder sa dignité ou son honnêteté. Quand on se bat contre un mal trop puissant, notre instinct de survie peut nous pousser à agir d’une façon qui nous déplait. Même si en combattant le mal par le mal, on finit par se transformer en son adversaire… Il n’y a donc pas de réponse simple. Mon envie pour Burning Days était de dire quelque chose sur la situation politique de mon pays. On vit quelque chose de tout à fait invraisemblable et en témoigner à ma manière était fondamental pour moi. Et les retours du public était si positifs que je pense avoir atteint mon but initial : Burning Days a été vu par 250 000 personnes en Turquie, ce qui est très rare pour un film indépendant d’art et essai ! Le Ministère de la Culture (qui est le seul fond public en Turquie) a retiré l’argent qu’il avait investi dans le film après que celui-ci ait été nommé pour la Palme Queer à Cannes. Les questions propres à la communauté LGBTI+ étaient effectivement devenues tabou dans les dernières années sous le gouvernement d’Erdoğan. Les spectateurs ont répondu à cette censure indirecte en achetant des billets pour soutenir le film. Tout à coup, aller au cinéma voir un film était devenu un acte de protestation. C’est finalement aussi en cela, en plus des thèmes qu’il traite, que Burning Days dit quelque chose de la situation politique actuelle dans mon pays.

Propos recueillis à distance par Chloé Caye, le 24 avril 2023.

Auteur : Chloé Caye

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