
Emre arrive dans le petit village de Yaniklar avec une vision de la justice bien différente de celle des locaux. Quand ces derniers lui font des avances en espérant pouvoir le manipuler, Emre défend ardemment son intégrité. Pourtant, une nuit chaude et moite, lors d’un repas bien arrosé, elle sera irrévocablement remise en question.
Emre est courtisé par le fils du maire, par une juge, par le dirigeant d’un journal. Les élections approchent et l’on parle de « l’opposition » sans bien savoir ce que – ou plutôt, qui – le terme désigne, seulement ce qu’il représente : une perte de pouvoir, une perte de privilèges. Privilèges dont la famille gagnante n’hésite pas à abuser. Mais lorsque Emre renouvèle son vœu de fermeté, la chasse à l’homme est lancée. Sur son cou, des marques de suçon, des marques d’étranglement : l’acte physique est au cœur de la vérité, que les mots déforment. Et, à Yaniklar, les rumeurs vont de bon train. Emin Alper filme la parole comme exercice du mensonge : les scènes de discussions amicales deviennent des interrogatoires et les reflexions les plus triviales peuvent cacher un message d’une noirceur insoupçonnée. « Comment ça ? » rétorque Emre à chaque conversation et à travers le film, cherchant à comprendre sous-entendus, allusions, propositions ou menaces qui lui sont faites mais restant complètement étranger aux codes verbaux des locaux.
Emin Alper met en scène le repas comme tournant narratif irrévocable, lorsque les paroles se transforment en acte ; le Raki, la nourriture et la musique brouillant le passage de l’un à l’autre. Le réalisateur use savamment de l’ellipse temporelle ne nous donnant pas à voir non seulement la séquence qui lance l’engrenage destructeur autour du personnage mais également l’unique scène d’agression physique. Ainsi, lorsqu’une nouvelle ellipse a lieu – notamment lorsque Emre discute avec Pekmez et ressort avec le nom d’un coupable – le spectateur est troublé, inquiet de ne pas avoir assisté à l’échange entre les deux. Cette violence insidieuse, autoritaire et arbitraire d’un poste sur l’autre, d’une communauté sur l’autre, d’une ethnie sur l’autre, d’une sexualité sur l’autre, Alper la met en scène avec une grande intelligence et fait de son film un receptacle de non-dits pour les personnages tout autant que les spectateurs. Si bien que Burning Days commence à ressembler à un puzzle constitué de pièces qui ne vont jamais ensemble, dont les bords se heurtent, se coupent.
Le réalisateur détourne une construction narrative assez commune dans le genre du thriller : les flash-backs n’ont ici pas vocation à reconstituer la vérité. Ils sont hypothèses, souvenirs, cauchemars ou rêves du personnage mais aussi du public. Un montage presque sensoriel permet au cinéaste de créer une alternance fluide : une lumière ou un son rappellent à Emre un fragment de sa soirée. Et au fur et à mesure qu’elle se reconstruit, il devient évident qu’il n’est plus question de faire au mieux mais surtout de faire au « moins pire ». Pour s’innocenter d’une chose, Emre devrait s’incriminer autrement. L’étau se ressert, le rythme s’accélère.
En distillant en arrière plan une seconde intrigue sur la sécheresse en Turquie, Emin Alper fait du choix politique une question de survie, et de son avénement un compte à rebours. La nuit, les coups de feu détonnent et marquent les secondes qui défilent. Le jour, une carcasse d’animale trainée dans les rues laisse une coulée de sang au milieu du village assoiffé. Cette tension narrative s’associe au symbolisme d’une image : un homme au bord d’un gouffre. Une image qui ouvre et cloture Burning Days. Entre les deux ? La chute d’un personnage dans une paranoïa délirante, ou bien, l’ascension lui permettant d’enfin distinguer la politique à la lumière de la corruption.
Burning Days / De Emin Alper / Avec Selahattin Paşalı, Ekin Koç, Erol Babaoğlu et Erdem Şenocak / 2h08 / Turquie / Sortie le 26 avril 2023.