
Il est des images qui interpellent par leur charge fantastique, étrange, magique. Ainsi en est-il de la vision prenant place sur une large route goudronnée de Dakota du Sud, dans une réserve amérindienne où Bill, vingt-trois ans, la tête encore enfumée par la nuit agitée qu’il vient de vivre, se retrouve devant un bison, imposant, magistral, énigmatique. Des coups de feu retentissent, – léger sursaut du spectateur – coupent court à l’onirisme de la scène, pour la plonger immédiatement dans la réalité, celle de la violence sourde, ténébreuse et fugace : des bambins munis de pistolets traversent le champ. C’est la première rencontre, fugitive, furtive, entre Bill et Matho, douze ans, tous deux enfants du monde, livrés à la dure âpreté de la vie.
Que reste-t-il des amérindiens aujourd’hui, alors que les coutumes tendent à s’estomper pour venir embrasser la monotonie et l’uniformité d’une société capitaliste, l’American way of life, où les habits traditionnels des gamins sont troqués contre des T-shirt du dernier basketteur à la mode de la NBA ? Qu’est-ce que l’appartenance à un clan, une famille, un pays ? War Pony, primé à Cannes l’an dernier (caméra d’or), pose ces questions en s’appuyant sur ses deux protagonistes qui, chacun à leur manière, apprivoisent, expérimentent, tombent, se relèvent, font face à la réalité crue de l’existence, à l’indépendance, au passage incertain et bancal vers le monde adulte.
Car c’est bien une adolescence livrée à elle-même, des enfants désœuvrés, que captent les réalisatrices : en sept ans d’écriture, elles ont modifié le scénario de façon à y intégrer des faits divers, dressant dès lors le portrait d’une Amérique au vitriol, où dominent des teintes brunâtres, comme si l’image était elle-même saisie au ras du sol, captant la poussière, la chaleur du soleil : c’est un regard tourné vers un passé culturel en déliquescence, qui s’effrite lentement, par tout ce que l’Amérique a à vendre, promeut, brandit.
Pour tenter de joindre les deux bouts, Bill se met à travailler pour un homme blanc qui possède une parcelle de terre gigantesque, oscillant entre trafic sexuel et exploitation. Il achète un caniche dont il espère obtenir des petits, dans le but de les revendre, jusqu’à la mort prématurée et violente de l’animal, qui illustre les rapports de domination entre le propriétaire terrien et ceux qui habitent la réserve : le premier est filmé en contre-plongée, arme à la main, quand l’autre est saisi en plongée, ne pouvant se défendre, abasourdi par le drame.
Matho, quant à lui, laissé à la dérive, marchande la came de son propre père, la coupe avec du sel, se fait pincer, est viré du domicile. Réside quelque chose de l’ordre de la perte, du vide qui s’installe, quand le jeune garçon retourne dans la maison familiale, désertée, nue, les plans larges soulignant son sentiment d’abandon, sa solitude. Matho erre, sans prise sur la terre qu’il habite.
La différence culturelle est ainsi prégnante, filmée avec un brin d’humour, les champs/contre-champs venant séparer les personnage et souligner le rapport de force entre une coutume et une autre. Quand Bill est invité à rester diner avec son patron, il engloutit d’une traite le verre de vin que ce dernier lui a servi, avant d’en reprendre un autre, qu’il boit par petites gorgées, sous les conseils de sa femme, narquoise. Les malentendus reposent encore sur des termes qui filent de bouche en bouche, comme si les personnages parlaient deux langues différentes, ne pouvaient se comprendre, tant leurs statuts sociaux demeurent éloignés, presque incompatibles.
Les destins des deux protagonistes continuent donc de se mêler au sein d’un montage parallèle, jusqu’à ce que Matho, à son tour, aperçoive le bison, symbole de la culture amérindienne en train de disparaître, mais également hallucination commune aux deux personnages qui, dès lors qu’ils épousent cette vision similaire, peuvent se rencontrer. C’est une image enchantée, magique, à fleur de peau, qui vient sceller le destin des personnages, et placer le film sous l’ordre incertain de la rêverie et de la poésie.
War Pony / De Gina Gammell, Riley Keough / Avec Stanley Good Voice Elk, Jojo Bapteise Whiting, Steven Yellow Hawk / USA / 1h54 / Sortie le 10 mai 2023.