Rencontre avec : Jayro Bustamante

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Le cinéaste Jayro Bustamante ©John Phillips/Getty Images Europe

Tandis que son deuxième film, Tremblements, vient de sortir au cinéma, rencontre avec le cinéaste guatémaltèque Jayro Bustamante.

Comment est née votre envie de faire un film prenant pour sujet les thérapies de conversion ?

J’avais envie de faire un film sociétal, tout en m’intéressant à la question de l’homosexualité, qui fait l’objet de l’une des pires insultes qui existe au Guatemala. J’ai suivi un groupe de vingt-deux Pablo [le personnage de son film, ndlr] qui m’ont raconté leur vie. La contradiction du premier m’intéressait énormément car j’étais face à un homosexuel homophobe. D’autres étaient des hommes mariés, qui avaient construit toute leur vie sur le mensonge. Certains d’entre eux avaient suivi une thérapie, et j’ai essayé de comprendre leur fonctionnement. J’ai découvert qu’elles se constituaient, la plupart du temps, en trois étapes : la destruction du psychisme, de l’estime de soi, car on fait comprendre qu’on est une abomination. Ce qui pourrait presque passer pour progressiste, c’est que les églises ne disent pas qu’on peut se soigner, ce serait plutôt une épreuve que Dieu a donné à la naissance et avec laquelle il faudrait vivre tous les jours, pour démontrer que c’est Dieu que l’on aime le plus. Ensuite, il y a la partie sociale, qui met l’accent sur l’image que l’on renvoie dans la société, la notre, celle de notre famille, et comment cela va détruire l’avenir de nos enfant. Enfin, la troisième partie est la partie physique, qui va de l’internement et du lavage de cerveau à la castration temporaire par injection. C’est très violent.

En vous emparant d’un tel sujet, pensez-vous que le cinéma peut ou doit jouer un rôle politique dans la société ?

Je ne peux pas généraliser, chaque réalisateur est libre de raconter ce qu’il veut, mais dans mon cas, je me sens la responsabilité d’utiliser ma voix pour parler des sujets qui oppriment mon pays. Au Guatemala, seulement quatre ou cinq films sortent tous les ans, la télévision est entièrement achetée par d’autres pays… Je ne pense pas pouvoir effectuer de profonds changements, mais j’ai la responsabilité politique de me saisir de ma voix.

L’oppression, dans Tremblements, vient notamment des organisations religieuses.

Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’au Guatemala on est incapable de parler de religion, de croyance et de Dieu comme de trois sujets différents. Si on parle de la religion, les gens ont l’impression que l’on s’attaque à Dieu. Mais ce qu’il y a de plus grave, c’est que la religion invite à la non auto-critique, à la non-conscience et à la non-réflexion. Elle invite seulement à suivre ce qu’on vous dit, ce qui est très dangereux. Dans Ixcanul, il est plutôt question de croyance et de tradition que de religion. L’oppression venait de la pauvreté et du manque d’opportunité pour les indiens et les femmes indiennes. Dans Tremblements, je parle de l’endoctrinement de l’être, qui touche aussi bien les gens en extrême pauvreté, que les homosexuels et les femmes. Mon film parle aussi d’une oppression phallocratique, d’un système macho et misogyne. Au Guatemala, l’homophobie ne relève pas que de la phobie des homosexuels, elle tient surtout à penser que si quelqu’un a eu la bénédiction de naître homme, il est sacré par son phallus et ne doit pas se rabaisser en se comportant de manière féminine.

Le poids de la communauté semble peser très fort sur les individus.

Je pense que c’est très typique des sociétés dans lesquelles l’état n’accomplit pas sa mission. Au Guatemala, la sécurité sociale ne fonctionne pas, tout le monde n’a pas accès à l’éducation, il n’y a pas de transport… Quand un état n’est pas capable de prendre en charge ses citoyens, des petites organisations se forment, comme des églises. L’état guatémaltèque ne se préoccupe pas de son peuple, il se dit démocratique mais la milice est derrière. Son intention sociale est complètement populiste… Il y a trop de contradictions pour permettre une égalité des droits et des services.

Comment votre film est-il perçu au Guatemala ?

Il n’est pas encore sorti, mais mon premier film Ixcanul avait été qualifié de communiste! Je n’avais pas très bien compris pourquoi, mais je crois que dès qu’on s’inquiète pour le droit des autres au Guatemala, on est dit « communiste ». Tout est tout de suite catégorisé, et ça n’a pas beaucoup de sens. Tremblements sera sans doute très contesté. Après la sortie de mon premier film, j’ai créé la fondation Ixcanul, qui a pour objet d’utiliser le cinéma comme un outil de changement et d’enseignement. Au Guatemala, seulement 9% de la population a accès aux salles de cinéma. Et une seule salle propose du cinéma d’auteur, c’est celle qu’on a créée après la sortie de notre film pour pouvoir le projeter ! Avec cette fondation, on est en train d’essayer de convaincre les églises d’utiliser le film comme sujet de débat. On en a déjà convaincu dix. Il doit y en avoir un million, mais c’est un début.

Avez-vous le sentiment qu’un cinéma émerge au Guatemala ?

Je pense que la fondation va beaucoup aider pour créer un public, car les guatémaltèques ne connaissent que ce que les Etats-Unis veulent qu’ils regardent. Il y a une émergence grâce à l’envie de quelques réalisateurs de partir ailleurs pour faire des études, car ici il n’y a pas d’école de cinéma, et on doit faire nos films avec nos propres budgets, en les finançant avec notre maison et celle de nos parents. Je pense que l’énergie qui vient des réalisateurs va commencer à se sentir très fort.

Vous avez fait vos études en Europe, quel rôle est-ce que cela a joué dans la conception de votre cinéma ?

J’ai fait mes études de réalisation en France et de scénario à Rome. L’envie de faire du cinéma et de raconter des histoires, comme celles que j’entendais lorsque j’étais enfant, je l’avais déjà, mais mes études en Europe m’ont formé à l’écriture et au langage cinématographique. Il y a aussi un immense accès à la culture, qui a été très important pour moi. Je suis un grand défenseur de la France, je m’emporte très vite quand les gens parlent mal de la France car je sais ce que signifie vivre dans un pays où il n’y a pas de sécurité sociale, pas de transport, peu d’accès aux salles de cinéma et aux livres, qui coûtent chers parce qu’ils sont très taxés.

Est-ce qu’il y a des films, ou un type de cinéma en particulier, qui vous ont donné envie d’en faire à votre tour ?

Il y en a beaucoup ! J’ai grandi dans une petite ville au bord d’un lac, près des volcans, où l’essentiel de la population était maya. Il y avait un petit hôtel avec un café et une grande télévision, qui était un peu notre salle de cinéma. Les touristes qui passaient laissaient parfois des VHS, ils en en emmenaient d’autres, c’était un lieu d’échange. Un jour, j’ai découvert ¡Átame! de Pedro Almodovar [Attache-moi !, sorti en 1990, ndlr]. J’étais assez petit, et j’étais étonné de voir qu’on pouvait raconter des histoires de cette façon. Ce n’est pas que j’ai voulu faire des films pour l’imiter, mais grâce à lui je me suis rendu compte que l’on pouvait faire des films comme ça. J’ai ensuite commencé à rechercher d’autres films aussi osés, différents et personnels que celui-ci, qui changeaient complètement de ceux que j’avais pu voir. J’étais très content de voir mon premier film au cinéma, Indiana Jones, ça m’a fait rêver, mais c’était uniquement ce type de cinéma auquel j’avais accès en salles.

Vous accordez une place narrative importante aux éléments naturels dans vos films.

Le Guatemala se situe sur un terrain tectonique, on se sent vraiment petit face à la nature, qui est omniprésente. Il y a une trentaine de volcans dont toute une chaîne est éveillée, le sol tremble souvent, quand il pleut ce sont vraiment des cordes, dans l’océan Pacifique il y a d’énormes vagues, des plages de sable noir… c’est la nature dans toute sa puissance ! C’est moins une nature de contemplation que de constatation de la force des éléments. Je pense que cela m’a profondément marqué. Je l’utilise dans mes films parce que je crois que le tempérament des personnes est liée à ça. Je vois comment les gens, chez nous, sont très gentils, mais peuvent être en même temps capables d’extrême violence.

Comment cela se traduit en terme de mise en scène ?

Cela se traduit par la non-conscience de la petitesse de l’être humain. Le problème, c’est qu’on perd beaucoup de temps à empêcher les droits de l’autre, en pensant que cela va nous donner un pouvoir qui est, en réalité, très faible. Cela nous fait nous rendre compte qu’il y a des choses plus grandes que nous. C’est plutôt dans ce sens que je vois les choses.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain film ?

Je peux vous dire une chose. Quand j’ai commencé à faire des longs-métrages, je voulais traiter trois sujets, sur les trois insultes les plus graves au Guatemala : le premier est «indio», qui reflète la non-acceptation et l’auto-discrimination d’un peuple, car la plupart des gens sont indiens au Guatemala. Le deuxième c’est « hueco », qui veut dire « trou » et désigne les homosexuels. Ça représente tout le machisme et la misogynie de l’homme guatémaltèque, qui constitue sa masculinité par trois négations : la négation d’être un enfant, la négation d’être un homosexuel et la négation d’être une femme. La troisième insulte, c’est « communiste ». Après avoir suivi tellement de dictatures, une guerre sociale tellement longue qui a laissé tant de morts derrière elle… C’est un sujet que je veux traiter dans mon prochain film.

Le sujet sera directement politique ?

Oui, mais toujours avec ce réalisme magique. Le Guatemala est un pays qui vit entouré de réalisme magique et de psychomagie. Je crois que ça tient au fait que si l’état n’est pas là pour subvenir à nos besoins, on s’en remet à la magie, à Dieu, à tout ce qui donne de l’espoir. L’état guatémaltèque, depuis très longtemps, s’est totalement désengagé, la corruption est devenue sa fonction. Je pense que c’est pour ça que certains artistes se tournent vers cette manière de voir le monde et de le présenter.

Tremblements est actuellement au cinéma.

Propos recueillis par Victorien Daoût, le 29 avril 2019 à Paris.

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