Rencontre avec : Gilles Jacob

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Gilles Jacob ©Pascal Le Segretain/Getty Images

Délégué général du Festival de Cannes de 1978 à 2000 puis président jusqu’en 2014, Gilles Jacob a façonné le plus grand festival de cinéma du monde. Une vie passée dans les salles obscures, faite de rencontres et d’une quête insatiable du meilleur du cinéma d’auteur. Si le Festival de Cannes, auquel nous nous rendons depuis trois ans, n’aura pas lieu ce mois-ci, plongeons dans les souvenirs de l’ancien patron des lieux, que nous remercions pour son amitié et le partage sans borne de son amour pour le cinéma.

A quel moment avez-vous su que vous étiez atteint de cinéphilie ?

Assez tard. Vers 10 ans, c’était plutôt de la boulimie d’images en mouvements, je ne savais pas ce qu’était un metteur en scène. Un acteur, oui : Fernandel me faisait hurler de rire, Pierre Fresnay m’en imposait, Raimu aussi avec sa belle voix grave, quant à Josette Day, j’en étais amoureux tout en ignorant tout de l’amour. La cinéphilie est venue bien plus tard, lorsque j’étais en seconde à Louis le Grand, rentré à Paris après la guerre ; ensuite quand Claude Chabrol m’entraînait dans les petites salles d’art et d’essai du quartier Latin. Bizarrement, c’est par la négative que j’ai compris l’art de la mise en scène. En regardant Vautrin de Pierre Billon (1943), je me suis dit que jamais un metteur en scène ne serait à la hauteur de Balzac. J’ai décidé d’arrêter d’aller au cinéma, ce qui m’a pris deux à trois ans jusqu’à ce qu’une jeune fille me prenne par la main, contente de se retrouver dans le noir tous les deux. Ensuite le cinéma ne m’a plus quitté, mais la littérature non plus. J’ai apprécié très vite le génie particulier d’auteurs comme Robert Bresson, Henri-Georges Clouzot, John Ford, Howard Hawks, Jean Renoir, John Huston, William Wyler. Et je me suis mis à écrire. Comme La Revue du cinéma venait de disparaître et que les Cahiers du Cinéma n’existaient pas encore, il y avait là un vide qui aurait pu être comblé. C’est alors que, à quelques uns qui préparions le concours pour l’Ecole Normale Supérieure en khâgne, nous avons créé la revue Raccords dont j’étais le rédacteur en chef et qui a tenu pendant onze numéros jusqu’à l’arrivée des Cahiers. Cela a duré de 1949 à 1951.

De quelles qualités doit faire preuve le bon critique de cinéma ?

Il doit être cultivé, connaître à fond l’histoire du cinéma, il doit avoir vu des milliers de films, des bons et aussi des moins bons, il doit avoir du goût, du flair, savoir détecter les faux talents et l’esbroufe, avoir de la générosité, une bonne mémoire, le sens de l’observation, il doit écrire bien, avoir le sens de la formule sans vouloir se mettre en valeur aux dépens de l’infortuné metteur en scène, savoir construire un plan, avoir l’esprit rationnel pour argumenter ses observations. Parler anglais. Savoir conserver une grande humilité, présenter ses avis avec conviction tout en reconnaissant leur subjectivité. Il ne doit pas avoir d’amis dans les professions du cinéma. Sans œillères, il doit être ouvert à tous les genres cinématographiques et tenir compte du média pour lequel il écrit : pour un quotidien, par exemple, il conseillera le lecteur sur le film à voir cette semaine parmi la quantité de films qui sortent. Il aura le goût de découvrir de nouveaux auteurs et de contribuer à cette mise sur orbite.

C’est justement ce goût de la découverte qui a accompagné chacune de vos sélections en tant que délégué général du festival de Cannes. Comment définiriez-vous le cinéma d’auteur, sur lequel vous avez axé vos recherches ?

C’est un cinéma derrière lequel on sent tout de suite une personnalité, quelqu’un, qu’il s’agisse des thèmes privilégiés, du style propre, d’un souci d’originalité, de la singularité des recherches. Si bien que même lorsqu’il s’agit d’un metteur en scène qui utilise les services d’un ou de plusieurs scénaristes, contrairement aux auteurs complets, on reconnaîtra aussitôt sa patte, en quelques images et souvent même dès la fin du générique, pourvu qu’on soit un peu habitué. J’aurais d’ailleurs été partisan, dans les festivals, de montrer les films en concours sans générique. Cela aurait été amusant et instructif de voir qu’on n’était influencé que par le film lui-même. Des auteurs comme Fritz Lang, Carol Reed, Altman, Antonioni ou Buñuel se reconnaissent assez facilement comme on reconnaît en musique Bach ou Ravel, en peinture Latour ou le Caravage : ils créent un univers. Affaire de couleur, de lumière, de rythme, de place de la caméra, de durée des plans, de vibration des acteurs… Prenons La Ronde ou Madame de…, dès le premier plan-séquence avec la caméra enchantée qui danse en collant aux acteurs eux mêmes en mouvement, la magie d’Ophuls est là, palpable, vivante, éblouissante, quel enchantement ! En matière de cinéma de genre, c’est tout aussi frappant. Hitchcock, bien sûr, à la précision si implacable et à l’humour parfait. Comment ne pas être pris par l’atmosphère des Tueurs (Robert Siodmak, 1946), du Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946) ou du Port de l’angoisse (Howard Hawks, 1944), mais là c’est plus de tout un système qu’il s’agit, superbement rôdé comme l’était l’Hollywood de l’âge d’or…  Hélas disparu.

Parmi toutes les éditions du Festival de Cannes, y en a-t-il une qui vous reste davantage en mémoire que les autres ?

L’année 1979 me reste en mémoire d’abord parce que c’était ma deuxième année comme responsable de la sélection (la première, on a l’indulgence de la presse, ensuite vous êtes attendu au tournant), ensuite parce que j’ai eu la chance de rassembler une sélection comme on n’en réussit qu’une fois dans sa vie professionnelle, faite de chefs-d’œuvre de tous les pays, d’une alliance équilibrée de grands maîtres, de cinéastes confirmés, de nouveaux talents et d’un palmarès avec ce qu’il fallait de scandale. Palme d’or pour Coppola et Schlöndorff, des prix salués à l’envi et des regrets pour ceux qu’on avait oubliés ou pas pu faire rentrer… Quand on a la chance de rassembler cette liste, on est tranquille pour plusieurs années et c’est ce qui s’est passé.

La compétition de 1979.




Ma brillante carrière, de Gillian Armstrong


L’Héritage, d’Anja Breien


Le Syndrome chinois, de James Bridges


Le Grand Embouteillage, de Luigi Comencini


Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola


Série noire, d’Alain Corneau


Femme entre chien et loup, d'André Delvaux


La Drôlesse, de Jacques Doillon


Les Survivants, de Tomas Gutierrez Alea


Woyzeck, de Werner Herzog


Les Européens, de James Ivory


Rhapsodie hongroise I et II, de Miklós Jancsó


Sibériade, d’Andreï Kontchalovski


Les Moissons du ciel, de Terrence Malick


Cher Papa, de Dino Risi


Norma Rae, de Martin Ritt


Le Tambour, de Volker Schlöndorff


Les Sœurs Bronté, d’André Téchiné


Sans anesthésie, d’Andrzej Wajda


Victoria, de Bo Widerberg


L’occupation en 26 images, de Lordan Zafranović
Et hors-compétition...




Manhattan, de Woody Allen


Prova d’orchestra, de Federico Fellini


Hair, de Miloš Forman


Le Malin, de John Huston


À nous deux, de Claude Lelouch


Le Christ s’est arrêté à Eboli, de Francesco Rosi


Le Musée du Louvre, de Toshio Uruta

Aujourd’hui, faîtes-vous encore des découvertes ?

Je fais des découvertes tous les ans en regardant notamment les films de fin d’école à la Cinéfondation sélectionnés par Dimitra Karya.

Quels films choisissez-vous de revoir ?

Je choisis de revoir des quantités de films, des classiques bien sûr, comme La Règle du jeu ou Citizen Kane que je regarde une fois par an, mais aussi des films de genre, le soir, quand l’attention diminue, rien ne vaut alors un bon Eddie Constantine ou un Phil Karlson de derrière les fagots. Ce ne sont pas les exemples qui manquent. L’essentiel est que le plaisir soit là. Et également des films que je connais par cœur et où je découvre cependant quelque chose de nouveau à chaque vision comme Playtime ou Madame de…, par exemple. Finalement, vous l’avez compris, je crois que j’aime le cinéma, tout simplement.

Propos recueillis par Victorien Daoût le 27 avril 2020, par message écrit.

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