La réalité de l’image selon Cronenberg : Vidéodrome et eXistenZ

Rétrospective David Cronenberg

Max Renn (James Woods), captivé par l’image de Nicki Brand (Debbie Harry) sur Vidéodrome © S.N. Prodis

S’il est bien sûr reconnu comme l’éminent cinéaste du corps et de ce qui y grouille à l’intérieur, s’il est l’initiateur de ce que les commentateurs ont nommé le « body horror », ce sous genre de l’horreur qui se saisit du corps comme principal objet filmique, soumis à des transformations et de multiples transgressions, Cronenberg s’est toujours et tout autant penché sur les qualités de l’esprit, de la psyché et de l’impalpable. En témoigne l’empreinte de la psychanalyse sur ses récits, au point d’apparaître au grand jour comme jamais auparavant dans A Dangerous Method (2011), qui relate les balbutiements de cette science au début du XXème siècle. Ses films bâtissent également des univers mentaux gouvernés par une logique du fantasme, comme dans Le Festin nu (1991) où, fidèle à l’imaginaire chaotique et foisonnant de Burroughs, la réalité de Bill Lee se dissout dans un flux d’hallucinations provoqué par l’inoculation d’une poudre anti cafards. Un schéma narratif similaire se retrouve dans Vidéodrome (1983) et eXistenZ (1999), bien que l’objet causal de l’égarement psychique et perceptif des personnages y soit d’une toute autre nature.

Dans ces deux œuvres majeures de l’auteur, dont le premier semble à plusieurs égards la préfiguration du second, les protagonistes Max Renn (James Woods) et le duo Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh)/Ted Pikul (Jude Law) entrent en contact avec des images virtuelles, des machines simulatrices que sont respectivement la télévision et le jeu-vidéo. À l’image d’un roman de Philip K. Dick, dont Cronenberg revendique l’influence (un projet d’adaptation de Total recall fut en chantier puis avorté), la rencontre avec le simulacre conduit à l’émergence d’un univers inquiétant où la réalité et le virtuel deviennent indiscernables, tant pour les personnages que pour le spectateur. Les deux titres sont d’emblée signifiants sur ce point et traduisent les rapports étroits qu’ils entretiennent l’un avec l’autre. Vidéodrome est le nom du programme obscène, présentant de vraies scènes de torture et de meurtre, dont le signal vidéo génère la tumeur de Max, source de ses hallucinations, tandis que eXistenZ désigne le jeu vidéo qui, on ne le sait qu’à la fin, constitue l’entièreté de l’univers diégétique du film. Ainsi, le ton est donné, puisque l’identité du titre et de l’agent narratif connote la nature déréalisée du monde représenté. Dans les deux films, la réalité est Vidéodrome et elle est eXistenZ ; la réalité est vidéo et jeu-vidéo.

Ce sont toutes les obsessions de Cronenberg qui transparaissent ici via le thème de la réalité virtuelle : l’hybridation de l’homme avec l’objet technologique, l’altération de son humanité par l’intrusion d’un corps exogène, la quête d’une transcendance du corps et de l’esprit, la menace de corporations secrètes, ou encore l’incarnation de la machine – ou dans le cas présent, de l’image virtuelle. La copie qui se fait chair, l’image palpable, telle est l’une des ambitions qui sous-tendent l’esthétique de l’auteur de La Mouche (1986). C’est elle qui semble motiver son intérêt pour les univers virtuels et numériques, lesquels sont pourvus d’une physicalité prégnante en dépit de leur nature immatérielle.

Allegra (Jennifer Jason Leigh) et son game-pod © UFD

L’esthétique du virtuel dans Vidéodrome et eXistenZ se démarque en effet radicalement de celle aperçue dans la plupart des films de science-fiction qui s’emparent de ce thème, par exemple dans Matrix où dominent des couleurs froides qui caractérisent une réalité cybernétique. Chez Cronenberg, le poste de télévision, les K7 et le pistolet de Max apparaissent comme des objets vivants, et l’exposition au signal « Vidéodrome » engendre une excroissance du cerveau, tandis que Max s’hallucine en magnétoscope, devenant lui-même une machine au service de Barry Convex (Leslie Carlson), patron de l’émission funeste, puis du personnage de Bianca O’Blivion (Sonja Smits) qui voit dans la télévision le moyen de créer une nouvelle réalité. eXistenZ déploie la même esthétique : les consoles de jeu, nommées game-pods, sont des organismes fabriqués à partir des tissus d’amphibiens génétiquement modifiés, et les humains s’y connectent corporellement, par un nouvel orifice appelé bioport. La machine devient chair et la réalité virtuelle s’incarne dès lors que le joueur voit son énergie corporelle pompée par le biopod, comme l’explique Allegra, la créatrice du jeu. À l’instar de Max, Allegra et Ted deviennent des personnages programmés à l’intérieur du jeu, déterminés par des forces qui les dépassent. Mais les rebondissements successifs du récit révèlent finalement que ce que le spectateur pensait être la réalité dans la première partie du film était en fait un autre niveau du jeu. Les niveaux de virtualité s’enchâssent dans eXistenZ, jusqu’à la réplique finale qui suggère, alors que les personnages et le spectateur pensent enfin être revenus dans l’espace du réel, que le jeu continue peut-être. L’interfusion de la réalité et du virtuel dont les protagonistes font l’épreuve est figurée métonymiquement par l’aspect organique de l’objet technologique, de l’image virtuelle, et réciproquement par le devenir machinique de l’homme. Le simulacre passe sans cesse dans le vrai, le vrai passe dans le simulacre, jusqu’à constituer in fine le tissu du monde.

La K7 s’incarne dans cette scène de Vidéodrome. S.N. Prodis

Cette remise en cause dans Vidéodrome et eXistenZ de l’idée même de réalité traduit certes une défiance vis-à-vis des médias télévision et jeu-vidéo. La mutation de Max en machine à tuer est le stade qui parachève son aliénation par la technologie vidéo alors que l’aliénation d’Allegra se perçoit dans son addiction au jeu. Les deux films mettent également en scène une violence de l’immixtion de l’image virtuelle dans le vécu, celle-ci se réalisant par une pénétration subie, un viol ; celui de l’abdomen de Max par la K7 vidéo ou bien celui de Ted, qui se fait poser un bioport à l’aide d’une impressionnante perceuse phallique.

Il faut dire que les métaphores libidinales et autres références à la sexualité ne manquent pas lorsque les personnages interagissent avec le champ du virtuel. Dans l’une des célèbres séquences chocs de Vidéodrome, alors que Max vient de s’exposer au signal vidéo, l’écran fait apparaître son amante Nicki (Debbie Harry). Celle-ci l’appelle à elle, « ne me fais pas attendre », dit-elle d’un ton susurrant, à la suite de quoi le poste se met à remuer, à gémir, puis à tressaillir de plaisir sous la caresse de Max jusqu’à ce que ce dernier plonge sa tête à l’intérieur de l’image. C’est le jeu qui est le territoire de pratiques érotiques dans eXistenZ : l’aventure ne vaut le coup qu’à plusieurs, et c’est sur un lit que le couple de héros y entre, toujours après lubrification de l’orifice bioport, un trou qui peut être « excité » afin que le pod s’y introduise plus aisément. Allegra explique d’ailleurs à Ted que l’univers d’ « eXistenZ » stimule les pulsions sexuelles.

Quand l’expérience du jeu devient libidinale dans Existenz. © UFD

Ainsi, il apparaît que le virtuel télévisuel et vidéoludique catalysent les penchants primaires de l’homme. Sur-stimulation violente et sur-stimulation érotique sont indéniablement les effets de médias qui suscitent périlleusement un puissant pouvoir d’attraction. C’est littéralement ce qu’illustre la séquence où Max passe sa tête au travers de l’écran. De nouveau, les univers fictionnels évoquent ceux de K. Dick en tant qu’ils interrogent la condition humaine aux prises avec l’empire du virtuel. Pourtant, jamais Cronenberg n’adopte de posture morale. Car si la télévision et le jeu vidéo réveillent les affects primaires, ils révèlent conjointement les pulsions du ça, les inclinations que la conscience ne veut pas s’avouer, à l’instar de Ted se défendant de vouloir tuer dans « eXistenZ », malgré ses accès de violence répétés.

La vocation profonde de Cronenberg n’est donc pas tant de problématiser les effets de la télévision et du jeu-vidéo sur l’intégrité physique et psychique de l’individu que de réfléchir sur son art, sur la matière et la nature attractionnelle de l’image cinématographique. Cette dimension métadiscursive se revendique au détour d’une réplique dans Vidéodrome, quand Max ironise en s’adressant à son employé Harlan qui vient de le trahir : « Et l’intrigue rebondit ». Dans eXistenZ, la fiction vidéoludique apparaît tel un avatar du cinéma. Lors de la séquence finale, les joueurs de « TransCendenZ », le jeu réel dont eXistenZ est en vérité le simulacre, se congratulent tels des acteurs après une pièce de théâtre, l’un disant notamment au personnage de Willem Dafoe qu’il « était excellent, remarquable de méchanceté ».

Si la machine productive d’images virtuelles est érotisée, le poste de télévision autant que les « game pods », c’est parce que Cronenberg met en scène la puissance attractive des images de cinéma, due à leur ressemblance ontologique avec la réalité. Les images visent chez l’auteur à « faire de l’effet » pour interroger la jouissance du spectaculaire inhérente à la vue des corps doubles, mouvants, qui se projettent à l’écran. D’où les nombreuses métamorphoses qui abondent dans ses films, ces corps qui sont l’objet soit d’une hybridation, soit d’une décomposition, toujours spectaculaire, pour en faire sentir la présence. Rendre haptique ce qui est optique, donner une chair au corps cinématographique est le projet qui anime le geste du cinéaste. Dans Vidéodrome et eXistenZ, la création d’univers fictionnels où se confondent la réalité et le virtuel n’offre surtout qu’un terrain de jeu supplémentaire à un auteur qui a compris l’essence de l’image cinématographique, sa spectralité, sa présence-absence, un terrain de jeu sur lequel la thèse du philosophe et théoricien du cinéma Yousseph Ishaghpour est esthétiquement expérimentée, en tant que Cronenberg tend à métamorphoser à son comble « l’image de la réalité » en « réalité de l’image » pour atteindre une nouvelle chair de l’écran.

Vidéodrome / De David Cronenberg / James Woods, Sonja Smiths, Debbie Harry / Canada / 1h28 / 1983.

eXistenZ / de David Cronenberg / Jude Law, Jennifer Jason Leigh, Ian Holm / Canada / 1h36 / 1999.

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