Festival de Cannes 2022

75e édition

Sans Filtre © Plattform-Produktion

Les journalistes sur place l’ont assez répété : malgré une compétition de bon niveau cette année, aucun film ne s’est réellement détaché dans la course à la Palme. Pas vraiment de chef d’œuvre donc, ni de palme évidente au rendez-vous, mais de belles émotions tout de même et de l’incompréhension, aussi, suite à l’annonce du palmarès qui ne nous a pas pleinement satisfaits. Contrairement à une grande partie de la presse, ce n’est pas devant Sans filtre (Triangle of Sadness) et sa palme d’or que l’on s’est étranglé. On a même beaucoup jubilé devant cette nouvelle satire de Ruben Östlund où un couple de mannequins-influenceurs en croisière sur un yacht voit son luxe propret et confortable voler en éclats. Sur le bateau, tout déborde, tout explose dans un chaos où l’on vomit et où l’on fait vomir le capitalisme. Il est par ailleurs assez ironique que le festival ait choisi de récompenser un film qui en reflète certains de ses aspects, tels que le culte des apparences et les différences de classe. En somme, peut-être est-ce moins le cynisme du film qui dérange ses détracteurs que le miroir qu’il tend à nos viles hypocrisies.

Les plus grandes déceptions, pour ne pas dire les ratés de la compétition, étaient donc ailleurs. Chez Desplechin d’abord, qui signe avec Frère et sœur un mélodrame affecté où s’amoncellent orages et désespoirs démesurés, au cœur d’une histoire fratricide dont l’inconnue qui hante l’entièreté du récit s’avère être un amour puissant et interdit. N’est pas Bergman qui veut, ce qui n’enlève rien à l’immense talent de l’auteur. Autre déception : Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi. Malgré la sincérité du propos – le film évoque la bande du Théâtre des Amandiers dirigée par Patrice Chéreau , et dont l’actrice et cinéaste fit partie – on regrette le récit amoureux qui piège le film dans un registre adolescent et parasite l’attente du spectateur : plonger dans les coulisses de cette école et du travail de comédien. Grand-prix ex-aequo, le nouveau Claire Denis Stars at Noon nous a aussi agacé, en dépit de l’habileté intacte de l’auteure de Beau Travail (son incontestable chef d’œuvre) quand il s’agit de filmer les corps, leur tiédeur et leurs ébats. Si l’on eût adoré se perdre avec Margaret Qualley – laquelle confirme son ardente prestance déjà entrevue chez Tarantino – dans ses imbroglios sentimentaux sous les tropiques écrasantes du Nicaragua, le film nous laisse en cours de route, lassés d’un récit et de personnages qui peinent à nous concerner.

Plus bouleversant et non moins trouble, Close de Lukas Dhont, Grand Prix lui aussi, nous a impressionné par sa mise en scène sensible à la croisée du lyrisme et du naturalisme, entre les Dardenne et Xavier Dolan, qui fonde une véritable poétique de la perte et des sentiments enfouis. Ce récit de deux adolescents, Léo et Rémi, qui s’aiment puis se séparent a fait coulé beaucoup de larmes au Grand théâtre lumière, et si le film s’alourdit dans sa deuxième partie, notamment par un recours abusif aux symboles, sa richesse indéniable augure une relation durable entre Lukas Dhont et le festival de Cannes, entamée il y a 4 ans avec une caméra d’or pour Girl. Peut-être sera-t-elle aussi longue que celle qui lie les frères Dardenne à la Croisette, ces derniers repartant cette année avec un prix spécial en poche. N’ayant pas vu Tori et Lokita, nous nous garderons d’en faire un commentaire, mais si certains jugeaient lassant qu’à chaque film sélectionné les auteurs belges soient quasi systématiquement récompensés, ce prix spécial sorti du chapeau semble leur donner raison. Le jury de Vincent Lindon aurait sans doute pu s’en passer, alors même que les jurés cannois ont l’air d’avoir du mal à n’élire qu’un film par prix.

Close © Menuet/Diaphana Films/Topkapi Films/Versus Production

Néanmoins, on ne reniera pas les distinctions pour Hi-han (Eo), Les Bonnes étoiles (Broker) et Les Nuits de Machad (Holy Spider), successivement prix du jury ex-aequo, prix d’interprétation masculine et féminine. Le nouveau film de Skolimowski, fable misanthrope et animaliste inspirée d’Au hasard Balthazar de Bresson, nous a transporté dans une expérience singulière et immersive, au cœur de la cupidité et de l’abyssale cruauté humaine. Avec Les Bonnes étoiles, road-movie tourné en Corée du sud, Kore-eda ajoute une touche à sa vaste fresque des liens familiaux, qu’ils soient biologiques ou construits. Les adeptes du maître japonais savoureront cette nouvelle variation sur le thème, plus écrite (trop ?) et romanesque qu’à l’accoutumée, mais moins fine et flirtant même avec le sentimentalisme. On ne peut cependant que se réjouir du sacre de Song Kang-Ho qui y incarne un trafiquant de nouveaux nés tout à fait savoureux – oui, c’est possible. Dans un registre plus âpre, plus macabre, le nouveau film de Ali Abassi, intitulé en français Les Nuits de Machad, dépeint sans concession un État iranien fanatique et corrompu, où la prétention à la pureté morale dégénère en fléau monstrueux. Ce thriller glaçant qui reconstitue un fait divers ayant marqué l’Iran, à savoir le meurtre en série de 16 prostituées par un maçon en 2001, permet à Zahar Amir Ebrahimi, persona non grata dans son pays, de faire éclater son talent dans ce rôle de journaliste-enquêtrice pugnace et seule contre tous.

Une autre actrice, que beaucoup ont cité comme favorite, aurait pu prétendre au titre : Alyona Mikhailova, laquelle interprète furieusement La Femme de Tchaïkovski dans le nouveau long-métrage de Kirill Serebrennikov. Opératique, chorégraphique et cauchemardesque, dans la continuité esthétique de La Fièvre de Petrov, ce nouvel univers mental qui dynamite les genres du biopic et du film d’époque permet, au milieu d’autres thèmes, d’interroger la figure de l’artiste et l’idolâtrie qu’on lui voue. L’artiste était d’ailleurs au centre de trois œuvres pivots dans la carrière de leurs auteurs respectifs. Dans le huitième long-métrage de James Gray bien sûr, Armageddon time qui, s’il n’est pas son meilleur, apparaît sans le moindre doute comme son plus personnel. Superbement, Gray nous invite à franchir le seuil de son intimité, de son enfance où se dessinent les contours des principaux thèmes qui irriguent son cinéma : le poids de l’héritage, les rapports conflictuels au sein de la famille, ou encore les dysfonctionnements du modèle américain. Fidèle à son classicisme et à ses influences européennes (un larçin évoque sans ambiguïté le vol de la machine à écrire des 400 coups), Gray livre un film maîtrisé de bout en bout, émouvant et pudique, qui aurait fait un beau Grand Prix.

Showing up est la seconde autofiction masquée de la compétition. Impossible de ne pas imprimer le visage de Kelly Reichardt sur celui de Michelle Williams, son alter ego, à travers ce portrait d’une humble sculptrice en prises avec son morne quotidien. Fidèle à son style minimaliste, la cinéaste se renouvelle pourtant en insufflant une dimension comique peu vue dans son cinéma. Surtout, elle offre une subtile réflexion sur les rapports entre l’art et la vie et le statut de l’artiste (et notamment le sien). Troisième autoportrait qui amorce un tournant, en tant qu’il semble boucler une boucle : Les Crimes du futur, un Cronenberg certes mineur qui en a déçu plus d’un, mais qui nous a tout de même séduit par son atmosphère gothique et envoûtante, et par ce qu’il raconte de la vision de son auteur.

Armageddon time © Focus Features, LLC.

Enfin, l’un des temps forts de la compétition de ce soixante quinzième rendez-vous cannois était sans conteste le nouveau long-métrage de Cristian Mungiu, R.M.N. Œuvre frontalement politique, dont un plan-séquence dantesque d’une réunion communale aurait pu constituer un court-métrage à lui tout seul, R.M.N nous met face avec une intelligence rare à cette réaction primaire et si répandue chez l’homme qu’est la xénophobie, dans un village transylvain. L’absence du film au palmarès s’explique sûrement par le regard de Mungiu qui s’avère plus anthropologique que simplement idéologique. Sans jugement moral mais avec inquiétude et désillusion, le metteur en scène interroge brillamment la nature de la haine de l’étranger : est-elle une existence ou une essence ?

En lisière de cette gravité, les sélections parallèles et hors-compétition nous ont offerts des moments de légèreté bienvenus, à l’instar du nouveau cru de Quentin Dupieux, Fumer fait tousser, qui s’impose comme l’un de ses films les plus désopilants. On s’est réjoui sans entrave devant cet enchâssement de récits tous plus noirs et loufoques les uns que les autres, portés par un casting 10 étoiles. Avec ce film ancré dans le ton et le style de la télé des années 90, Dupieux semble entériner son virage de l’absurde vers la parodie, de laquelle transparaît tout de même une subreptice angoisse du présent. L’Innocent de Louis Garrel nous a quant-à lui beaucoup surpris. Après trois longs-métrages inégaux, l’acteur semble avoir trouvé sa voie derrière la caméra, avec ce modeste film néo-noir et familial qui brille surtout par son scénario co-écrit par Tanguy Viel, auteur des romans Cinéma, L’Absolue perfection du crime ou encore Paris-Brest, pour lequel les motifs et les ressorts du noir n’ont plus aucun secret.

On a enfin pu faire un saut à la Quinzaine des réalisateurs, section qui comporte souvent nombre de pépites. Pietro Marcello, auteur du Martin Eden, a présenté en ouverture un nouveau film d’époque, L’Envol, adapté lui aussi d’un roman : Les Voiles écarlates d’Aleksandr Grin. Si ce récit d’émancipation d’une jeune femme à l’issue de la première guerre mondiale avait de quoi intriguer sur le papier, il s’alourdit hélas par sa recherche sur gros sabots d’une représentation féministe. Autre long-métrage attendu de cette sélection, dont la femme est de nouveau le noyau : Un beau matin de Mia Hansen-Løve, dans lequel Léa Seydoux interprète Sandra, prise entre sa fille qu’elle élève seule, son père malade dont elle s’occupe et un vieil ami, Clément, qu’elle retrouve. La fin de vie, la perte, la mémoire, la trace et la famille sont autant de thèmes que cet épisode de la vie d’une femme sillonne. La fête s’est achevée sur Le Parfum vert, nouveau film de Nicolas Pariser présenté en clôture, qui atteste après Alice et le Maire de ses qualités de conteur. Porté par Vincent Lacoste et Sandrine Kiberlain qui forment un duo charmant et maladroit, cette comédie d’espionnage entre Hitchcock et Hergé, auxquels le cinéaste emprunte certains procédés et archétypes, nous entraîne dans des tribulations que les pointes de distanciation rendent encore plus pittoresques.

Aux antipodes d’un parfum vert, couleur de l’ambivalence et de l’instabilité (ce qui fait sens dans le film de Pariser), notre expérience de cette 75e cuvée s’est donc avérée plutôt atone, avec peu de catastrophes et peu de coups d’éclats, bien que la richesse et la variété des propositions demeurent intactes sous le soleil cannois. Un soleil qui cette année n’a pas été voilé par la pandémie dont les stigmates fragilisent encore et vivement les salles de cinéma.

Article rédigé avec le concours de Lise Clavier

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