
Classique du cinéma français, chef d’œuvre ultime de l’esprit Nouvelle Vague, La Maman et la putain de Jean Eustache, perle devenue si rare, presque impossible à dénicher, est ressorti la semaine dernière au cinéma dans une version restaurée 4K. Pour le bonheur des cinéphiles et le salut de ceux, chanceux, qui ne l’auraient pas encore vu.
Il y a des films que l’on voit et dont on sait au générique de fin qu’ils ne nous quitteront plus. C’est par exemple, dans mon cas, La Chevauchée fantastique (John Ford, 1939), La Source (Ingmar Bergman, 1960), La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1956), 2001, l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968), Le Conformiste (Bernardo Bertolucci, 1970), L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), et désormais, me semble-t-il, le film de Jean Eustache. À tel point que, depuis que je l’ai enfin découvert, j’ai l’impression de me transformer peu à peu en Alexandre, l’anti-héros bohème et paumé qu’interprète l’éternel jeune homme Jean Pierre-Léaud. Or il se trouve qu’une de mes plus proches amies m’a dit un jour que je lui ressemblais un peu. Je fus vexé, je l’avoue. Pourtant, plus j’y réfléchis aujourd’hui, et plus je crois qu’elle doit avoir raison. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’elle aussi ressemble un peu à Léaud, en tout cas celui vu par Eustache. Et sans doute qu’elle ressemble aussi à Marie, la maman du film, incarnée par la sublime et regrettée Bernadette Laffont. Enfin, peut-être a-t-elle en elle un peu de Veronika, « la putain », Françoise Lebrun cette fois, dont la voix n’a toujours rien perdu de sa douceur.
Les personnages d’Eustache, ils sont nous. Un tel constat paraîtra fort convenu aux yeux de quelques uns, et pourtant c’est vrai. Car tout ce qu’ils affrontent ou refusent d’affronter, tout ce qu’ils ne veulent pas voir, ne veulent pas dire ou ne parviennent pas à comprendre, chacun de nous en fait l’épreuve dans notre morne vie si passionnante : les tourments de l’amour, de la perte, et bien sûr, du temps. Ces thèmes matriciels, ils sont signifiés subtilement par un roman, À La Recherche du temps perdu, qu’Alexandre s’applique à lire chaque jour, assis dans les cafés de Saint-Germain des prés. À la source des turpitudes et des déboires du jeune oisif se trouve une femme, Gilberte, qui l’éconduit pour épouser un médecin. C’est cette rupture, cette déception sentimentale, qui hante le personnage et dont il aura à s’affranchir. Cette transition longue et pénible constitue l’espace-temps du film, de la persistance du temps passé vers l’embrassement du temps présent, temps que figurent successivement Gilberte et Veronika, tandis que la touchante Marie permet malgré elle à ce changement d’advenir.
À l’image d’un roman de Proust, cet apprentissage s’éprouve dans sa durée (3h40) qui semble épouser le fleuve même de la vie. L’effet de vérité du film procède ainsi de cette étendue temporelle, mais également des personnages, de leur façon de discuter de rien, de limonades, d’anecdotes banales ou intellos, pour combler des vides que les mots vrais, ceux des sentiments cachés, se refusent à remplir. Elle procède de ces personnages dont l’écriture est si précise, si affûté, que l’on dirait presque que leurs paroles et leurs agissements leur appartiennent en propre. Et de concert, sans cesse ils se redéfinissent. Alexandre en tête, lequel nous apparaît, dira Veronika, à la fois beau et con, si aimable et si détestable. Perdu, surtout.
Tel est le sentiment qui transparaît au-delà de tout dans La Maman et la Putain, et qui lui confère sa grandeur conjointe à son intacte modernité. Jean Eustache semble avoir imprimé le malaise d’une époque et d’une France qui, en 50 ans, n’a pas changé, hormis que Sartre est mort et que l’on ne se rencontre plus sur les terrasses de cafés. Cette France, c’est celle dont on hérite bon gré mal gré, celle de l’après mai 68 où désormais l’on souille le lit conjugal de ses chaussures. Toute l’essence disjonctive du métrage est ainsi contenue dans son titre antithétique et punk qui associe dans un même syntagme deux statuts féminins sociétalement construits, stéréotypés et a priori opposés. À l’ère de la révolution sexuelle, la maman, seule femme socialement « respectable » naguère, est devenue la putain, celle dont on dit qu’elle a la cuisse légère ou, aujourd’hui, qu’elle est une fille facile. Alors on ne sait plus bien où donner de la tête. Et l’on souffre, et l’on erre, condamnés à être libres dans une société malade où l’on exhorte bêtement à jouir tout en valorisant un mode de vie bourgeois et mercantile.
La tirade magistrale de Veronika l’assène et le répète : il n’y a pas de putain. En filmant un « trouple » qui déraille, Eustache remet la baise à sa place en saisissant l’inanité d’un monde déconstruit et inachevé dans sa reconstruction. D’aucuns disent que le film est socio-révolutionnaire tandis que d’autres affirment qu’il est en fait réactionnaire. Bien sûr, il n’est ni l’un ni l’autre. Il ne porte aucun message. Il déploie certes une esthétique du verbe, mais qui n’est pas celle du discours. Si le film se révèle politique, il l’est toujours et intrinsèquement de façon poétique. La vérité de l’époque émane ainsi d’ une facticité prégnante : théâtralement jouée, littérairement écrite, filmée plastiquement dans un noir et blanc profond, l’œuvre témoigne d’une incommensurable foi en la fiction comme objet propice à une meilleure compréhension des autres, du monde et du contemporain. On peut le dire : La Maman et la putain est un film essentiel. Il est essentiel car il nous rappelle que dans la vie, hommes et femmes, on ne sait pas. Tous, nous tâtonnons tels ses personnages, essayant tant bien que mal dans un monde chancelant de trouver l’ équilibre. Il est essentiel enfin, parce qu’il nous rappelle au milieu du chaos la seule fonction de l’art et donc du cinéma, à savoir que, comme le dit Alexandre avec malice, « ça sert à ça les films, à apprendre à vivre, à apprendre à faire un lit ».
La Maman et la putain / De Jean Eustache / avec Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun, Bernadette Laffont / France / 3h40 / Sortie initiale le 17 mai 1973. Reprise le 8 juin 2022.