En décalage

Au cinéma le 3 août 2022

© Álvaro Mascarell

3, 2, 1… Bip, bip, bip… En décalage s’ouvre sur un décompte. Apparu pour la première fois en 1929 dans La Femme sur la Lune de Fritz Lang, le compte à rebours sera utilisé, accompagné d’un cercle de rotation et d’un son, afin de servir les projectionnistes pour la synchronisation du son et de l’image dans les salles de cinéma, à l’ère de la pellicule. Le procédé technique est aujourd’hui devenu dans l’inconscient collectif un symbole vintage du médium. Dès lors, nous sommes témoins de la concordance audio et visuelle de l’œuvre de Juanjo Giménez Peña, le temps de notre expérience du film. Le bip régulier est semblable à celui d’un rythme cardiaque que retransmettrait un électrocardiogramme… Les battements de cœur du cinéma ? Cette séquence temporelle précédant le début de l’action – bien qu’à la différence du maître allemand, il n’y ait pas ici de vérifications à effectuer avant le lancement d’une fusée – crée une tension à l’œuvre, nous propulsant ainsi déjà vers les sujets de l’intrigue : le cinéma, le temps et le rapport que l’homme entretient avec eux.

En décalage poursuit cette délicate mise en abyme, alors que l’action débute dans un studio de post-production audiovisuelle. Si nous assistions avant le début de l’œuvre à une synchronisation, c’est à présent au sein de l’intrigue-même qu’image et audio se désaccordent. Comble pour la protagoniste (Marta Nieto), une monteuse son, témoin au-delà de son logiciel de montage du plus haut degré de cette invraisemblable situation : « Je suis désynchronisée » finit-elle par expliquer à son ami et collègue. Cette dernière perçoit les sons avec un retard de quelques secondes, jusqu’à ce que ce laps de temps s’étire. Ce qui est pour notre personnage un réel handicap se révèle postérieurement un pouvoir à cultiver. 

Dans ce troublant scénario, et pour notre plus grand plaisir, Juanjo Giménez Peña joue des mécanismes du cinéma et nous questionne : notre société de surcroît technologique nous dérègle-t-elle ? La fabuleuse création de cet univers sonore désynchronisé immerge le spectateur dans un monde où bruit et silence atteignent une nouvelle valeur – « Le cinéma sonore a inventé le silence » disait Bresson – , quand la notion de communication doit être réinventée. Alors que les sons mettent à mal la logique de l’audio-vision, les « claps » de l’héroïne se lient étrangement dans nos esprits aux « gongs » assourdissants de Memoria d’Apichatpong Weerasethakul.

Un regret ? Les cinéastes espagnols ont-ils cette année l’obsession de consacrer le dénouement de leur film à une quête des origines – pour le coup – désynchronisée du reste du récit ? Les dernières scènes d’En décalage basculent vers une dimension trop fantastique pour que nous puissions continuer à y croire. Quand notre personnage principal devient maître du temps, de l’espace et du son, l’intrigue perd toute crédibilité et par là-même la confiance du spectateur jusqu’alors gagnée. Peut-être aurait-il fallu tendre l’oreille sur le pouls du cinéma ?

En décalage / De Juanjo Giménez Peña / Avec Marta Nieto, Miki Esparbe, Fran Lareu / Espagne / 1h44 / Sortie le 3 août 2022.

Auteur : Lise Clavi

Lise. Fondamentalement indécise, mais de cinéma, définitivement éprise. Mon année à travailler pour des festivals cinématographiques, mon temps libre à cultiver mon intérêt pour l’actualité artistique. Décoller vers une nouvelle destination pour filmer de nouveaux horizons.

Une réflexion sur « En décalage »

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