
Comment cerner en un film l’ampleur du mythe Bowie ? Bowie le caméléon, Bowie l’extraterrestre ? Selon Brett Morgen, sur la base d’un principe : éviter les invariants de l’écriture biographique, refuser à tout prix l’anecdote au profit d’un trip au foisonnement étourdissant, fidèle à l’esprit de l’artiste, une odyssée dantesque avec lui pour seul guide, sur l’onde de sa voix magnétique comme revenue de l’abîme.
Si « Moonage Daydream », titre issu de la chanson éponyme, résume le parcours singulier de la popstar autant que l’esthétique hallucinatoire du film, « Ainsi parlait David Bowie » aurait pu tout aussi bien convenir, si ce n’est bien davantage, tant ce dernier apparaît constamment icônisé, idolâtré, incarnant la promesse d’une nouvelle ère artistique et culturelle. Ce qu’il fut, sans nul doute. La citation en péritexte introductif qui dresse le constat nietzschéen de la mort de Dieu et du besoin corrélé de remplir une béance existentielle, cet « espace qui est en nous », l’érige au statut de prophète. Plus qu’une tentative de recomposition cinématographique du style Bowie, à la fois baroque, débridé et imprévisible, le patchwork monumental d’extraits de films en tous genres, de clips, photos, interviews et fragments musicaux manifeste sa puissance créatrice et créative immodérée ou, pour filer la référence à Nietzsche qu’il admirait, son éthique dionysiaque.
De là pointent les limites de ce dispositif. L’ assemblage hétéroclite d’images et de formes, pas toujours du meilleur goût, à l’instar de ces ringardes explosions de couleurs psychédéliques, perd peu à peu en percussion. Le chaos organisé, expression d’une vitalité qui devrait être inépuisable, assomme jusqu’à l’ironique paradoxe de céder au schématisme. Autrement plus problématique, la figure de Bowie semble uniquement se révéler sur le mode du cliché, comme si n’importe quel bougre connaisseur de Bowie (ou non) n’avait pas entendu un millier de fois cette formule hyperbolique de l’homme venu d’ailleurs, d’une autre galaxie. Nul besoin de vingt plans dans l’espace pour saisir l’analogie.
Reste que ce primat de l’image, ou plus encore de l’icône, fonde malgré tout la pertinence de Moonage Daydream. C’est au détour des réflexions de Bowie, toujours remarquablement fines et sensibles au point que l’on se surprenne à penser en réac assumé que, décidément, les popstars ne sont plus ce qu’elles étaient, que se décèlent les questionnements névralgiques et passionnants que le film recouvre ou induit, autour de la nature et de la vérité de l’Artiste. À travers la figure de Bowie, si tant est qu’il n’y en ait qu’une, Morgen perpétue le mythe romantique du Génie inspiré, mu par une force ésotérique rare et ineffable.
Si l’on ne voit que très peu l’auteur de « Heroes » au travail, si l’on n’accède jamais à son intimité quotidienne, si l’on a l’impression de ne gratter qu’en surface son univers créatif, c’est bien parce que Morgen revendique la nécessité d’une telle incomplétude. Le portrait miroitant, constellé d’inconnues, se change alors en presque anti-portrait affirmant tacitement la vanité d’une ambition de dévoilement de l’artiste, de son mystère impénétrable.
Moonage Daydream / De Brett Morgen / Avec David Bowie / U.S.A / 2h20 / Sortie le 21 septembre 2022.