
Le nouveau film des frères Dardenne, évidemment récompensé à Cannes, prend le contre-pied du Jeune Ahmed. Si ce dernier traitait d’un sujet difficile en lui apposant un regard tendre et un cadre propice à l’amour, cette nouvelle proposition se place dans une démarche bien plus frontale.
Tori et Lokita sont deux migrants béninois qui se font passer pour frère et sœur. En attendant d’obtenir des papiers, la jeune femme deale pour gagner sa vie, envoyer de l’argent à sa famille et rembourser ses passeurs. Si le récit épargne relativement Tori, il ne cesse d’accabler Lokita : réduite en esclavage et victime d’agression sexuelle à trois reprises, la jeune femme finit assassinée en plein bois par ses ravisseurs, conclusion terrible qui passerait presque pour de l’apaisement.
Sur le plan de la mise en scène, les Dardenne restent fidèles à eux-mêmes, attachés à leur naturalisme anti-spectaculaire. On retrouve donc avec plaisir leur maîtrise du rythme, l’attention portée aux personnages secondaires et l’intensité de certains plans. Il est en revanche étonnant de constater certaines maladresses habituellement réservées à des cinéastes moins expérimentés ; si l’on peut excuser le jeu variable de Joely Mbundu par la complexité de son rôle, certains dialogues laissent trop apparaître la plume des scénaristes. Tori semble par ailleurs trop mature pour son âge et le propos du film est explicité mot pour mot dans la dernière scène.
Pour autant, Tori et Lokita apporte une variation bienvenue au style des Dardenne. Lorsque la jeune femme est forcée de travailler à l’usine de cannabis, le film prend le temps d’instaurer une ambiance pesante due à la solitude, à l’absence de fenêtres et à un vrombissement constant. On quitte alors le récit un peu convenu pour une séquence sensorielle nous mettant à la place du personnage, qui pourrait sombrer à tout moment. Le film brille également lorsque Tori tente de rejoindre sa sœur dans l’usine en passant par les grilles d’aération : l’artificialité du décor mêlé à ce traitement réaliste nous entraîne vers quelque chose d’inhabituel chez les Dardenne, on quitte le naturalisme pour une ambiance plus cauchemardesque, proche du film d’horreur.
Tori et Lokita reste cependant rongé par ses imperfections et le malaise qui émane de son concept, exploitant une réalité sociale tout en la dénonçant. Le film se situe dans cet entre-deux étrange : trop sensationnaliste pour être pertinent politiquement, trop ancré dans le réel et cruel envers son personnage pour ressentir un véritable plaisir de cinéma. Si le talent des deux frères est palpable, le rendez-vous est manqué.
Tori et Lokita/ De Jean-Pierre et Luc Dardenne / Avec Joely Mbundu, Pablo Schils, Alban Ukaj / 1h28 / Belgique, France / Au cinéma le 5 octobre 2022.