
S’il n’est pas le plus connu ni le plus commenté des films de Louis Malle, Le Souffle au cœur apparaît comme une pierre angulaire de sa filmographie. Né d’ un amalgame des souvenirs de son adolescence avec un roman de George Bataille (Ma Mère, 1966), il est aussi l’un de ses plus personnels, et son plus grand scandale. Au comble du vice et de l’outrecuidance, le « gentleman provocateur », aux yeux de nombreux spectateurs d’hier – et certains d’aujourd’hui – achève la mémé déjà mourante dans les orties en ne se contentant pas d’étriller la bourgeoisie, ses habitus, son hypocrisie et son inculture, mais en s’emparant du seul grand tabou universel : l’inceste. Et cela bien sûr, comme toujours chez l’auteur, par-delà bien et mal.
On est en 1954 à Dijon, petite capitale bourguignonne de la bourgeoisie. Laurent a 14 ans. Entre l’école, le camp de scouts et l’église, il se réfugie dans le jazz, la lecture de Boris Vian et de Camus, quand il n’est pas chahuté par Thomas et Marc, ses deux frères aînés turbulents. En une séquence d’ouverture badine et désinvolte, Malle pose le décor, le ton de son film et les tensions qui l’agissent. Sur fond de musique be-bop, le jeune Laurent et son ami récoltent en ville des fonds pour les soldats français d’Indochine, tout en discutant de Charlie Parker, ou en chipant un disque dudit saxophoniste, avec en passant une première estocade ironique envers la France pépère et surannée que Malle a dans le viseur. Arrivé chez soi, le jazz et sa légèreté s’éteignent tandis que la porte se ferme. On pénètre le foyer où l’on se tait à table, où l’on ne se comprend pas. Mais alors qu’on s’attendait à découvrir un espace morne et corseté, voulu ainsi par le père, voilà que les trois frères s’amusent à secouer l’ordre vainement établi, dans un joyeux bordel constant.
Se manifeste alors le conflit générationnel que Malle s’applique à mettre en scène. Que pense la jeunesse d’après-guerre de la politique ? « Elle s’en fout », raille Marc. À travers ce récit de jeunesse et d’initiation, plus descriptif que narratif dans sa construction certes chronologique mais décousue, comme par épisodes, se dessine le portrait d’une France en mutation, blessée par l’occupation et à la puissance coloniale déclinante, où les enfants de ceux qui ont vécu la guerre se construisent dans l’opposition. À cette époque désenchantée et de crise des valeurs, « il n’y a plus d’enfant », dit Laurent à sa mère. Alors à 14 ans, on s’enivre de whisky, on se dépucelle au tripot, et on désire ardemment sa mère. Quoi de plus normal ?
Ce débordement transgressif, jusqu’à l’outrepassement du tabou absolu, apparaît comme le signe d’une faillite du modèle bourgeois, de son éducation, de son éthique, lesquelles ne reposent que sur deux principes insuffisants et creux que sont le travail et la respectabilité sociale. Au détour de nombreuses répliques bien senties, à l’humour toujours subtilement mordant, et de séquences d’anthologie, telles que la scène où Marc et Thomas s’amusent à remplacer un tableau authentique de Corot par une hideuse copie imprimée qu’aucun ne remarquera, Malle démontre une vive acuité sociologique. Pour le bourgeois, l’œuvre d’art ne vaut qu’en tant que signe ostentatoire de richesse, selon une vision marchande et intéressée. Quant aux autres valeurs, elles trouvent difficilement leur place.
La grande intelligence du Souffle au coeur réside donc moins dans l’acte provocant que constitue l’escalade de transgressions de Laurent que dans sa nature résultative, en tant qu’elle découle d’une éducation défaillante. À celle-ci, et c’est là que le sens philosophique de l’œuvre se révèle, se substitue l’école de l’expérience, hors de toute considération morale. Telle est la dimension camusienne du film, dont la présence de l’objet livre du Mythe de Sisyphe, que Laurent lit assidûment, semble être un indice. L’acte incestueux qui clôt presque le récit ne se montre jamais comme souhaitable, mais seulement comme une étape nécessaire de l’éducation sentimentale d’un personnage qui se construit dans la « quantité d’expériences » (l’expression est de Camus), dans le tissu de la vie. Le Souffle au cœur tire son audace et sa beauté de cette éthique de l’affirmation, du consentement au monde, à ses aléas, qui résonne délicieusement dans un ultime éclat de rire.
Le Souffle au cœur / De Louis Malle / Léa Massari, Benoît Ferreux, Michael Lonsdale / 1h58 / France / 1971 / Ressortie le 9 novembre 2022.