
En Polynésie, le Haut-Commissaire de la République est confronté à des tensions grandissantes lorsque des rumeurs de nouveaux essais nucléaires se propagent. De Roller est un tampon entre le peuple indonésien et l’État Français : le premier lui réclame des informations que le second n’a pas daigné lui donner. Son ignorance se transforme alors en inquiétude. Un complot ? Peut-être.
Pourtant, ce qui intéresse Albert Serra n’est ni le complot, ni ceux qui complotent, mais ceux qui gravitent autour ; à l’image de cette gigantesque vague qu’arpente le personnage, à l’écart, dont il ne récolte que quelques éclaboussures. Benoît Magimel, tour à tour majestueux et monstrueux, campe le portrait d’un homme concerné par quelque chose dont il ne sait rien. D’ailleurs, sur cette île qu’imagine Albert Serra, personne ne sait et pourtant personne ne se tait. La politique, explique De Roller, c’est comme dans une discothèque : on s’y enferme pendant des heures, pour parler de tout et de rien, sans plus aucune prise sur la réalité. C’est bien ce qui émane de ce thriller politique : une odeur de transpiration, un goût d’alcool et une perte de tout repère temporel. Aucune conversation ne vaut la peine d’être tenue, aucune main ne vaut la peine d’être serrée. La politique est réduite aux dialogues mondains, banales, lancés avec désinvolture un soir et oubliés le lendemain.
C’est un enjeu fantomatique, voire inexistant, qui traverse le film. Comme son personnage, le spectateur se met en quête d’indices, de signes. Mais le labyrinthe qu’a construit Serra est aussi beau que cruel ; si bien qu’on ne sait plus si les couleurs rougeoyantes sur la mer annoncent le coucher ou le lever du soleil. Le travail du réalisateur sur la matière visuelle confère à son œuvre une certaine texture vaporeuse et vénéneuse. Entre le spectateur et la vérité des images il y a comme un brouillard brûlant qui cache et dévoile à son gré. Tenter de le disperser est une quête vaine. Une extrême prudence est alors requise car à vouloir mettre en lumière la superficialité des conflits, Serra expose son œuvre au même jugement. Mais si certains spectateurs seront rétifs face au rythme lancinant d’une intrigue opaque, d’autres percevront l’aspect tout à fait inédit de ce point de vue halluciné et hallucinant.
Serra étire effectivement ses scènes jusqu’à la gêne, jusqu’au malaise face à l’insignifiance de ces politiciens et la médiocrité de leurs ambitions. Le réalisateur raconte avec un sérieux imperturbable une farce qui dure trop longtemps, et dont on ne peut plus se dépêtrer ; entraînant une remise en question permanente et douloureuse pour son protagoniste. À mi-chemin entre ceux de Conrad et Ballard, ce personnage abattu par le poids des secrets se débat dans un environnement exotique et toxique, peuplé d’étranges créatures. Pacifiction – tourment sur les îles est une épopée mystique et exigeante au cours de laquelle on ne peut jamais être certain des réponses que l’on découvrira ; d’ailleurs, sommes-nous sûrs de poser la bonne question ?
Pacifiction / De Albert Serra / Avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Sergi López, Lluis Serrat Massanellas et Montse Triola / France – Espagne / 2h45 / Sortie le 9 novembre 2022.