
Alexandre Sokourov revient après plus de sept ans d’absence avec Fairytale. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que du haut de ses 71 ans, le cinéaste n’a jamais été aussi moderne.
Sokourov, c’est un cinéma en soi, une perpétuelle invention narrative et plastique, chaque nouveau film étant le lieu d’une nouvelle approche formelle et stylistique d’une même descente dans les méandres de l’âme humaine. Fairytale vient non seulement s’inscrire dans cette perspective mais vient aussi en renouveler les contours à l’ère du deep fake. Façon Sokourov évidemment, le progrès formel dessert forcément une volonté plus sémantique, plus philosophique. Ainsi, à la façon de l’Arche Russe, où le numérique lui permettait d’accomplir narrativement l’impossible du cinéma argentique – un plan séquence d’une heure et demie en une prise – pour faire de l’histoire de la Russie moderne un flot continu, le deep fake lui permet dans Fairytale de réaliser l’impensable : faire parler les morts.
Au creux d’un décor de gravure à la Gustave Doré, s’éveillent quatre figures bien connues, et pas des moindres. À eux quatre, ils ont décidé du destin de l’occident, et d’un peu plus. Adolf, Joseph, Winston et Benito discutent, se raillent, tombent dans de sombres monologues. Ils se perdent dans les limbes, comme nous nous perdons dans ces images d’archives réanimées. Car c’est bien eux, et personne d’autre, pas d’acteurs, les vrais. Leurs mimiques, leurs tons, leurs présences… Tout y est plus vrai et plus faux que nature. Au purgatoire, ils se battent pour une place au paradis, eux qui pensent chacun l’avoir si durement mérité, devant un Dieu circonspect et son fils désabusé.
Si le tout pourrait sembler grotesque, voire déplacé, il n’en est rien. Sokourov ne mime ou ne singe rien, il ne ment pas non plus. Il fait ressusciter pour mieux écouter, comprendre, s’interroger. Pas sur l’horreur, pas non plus sur ses raisons, mais sur le terreau humain qui a nourri ces chefs de guerre, ces tout puissants parmi les puissants. Chacun se comporte comme il paraît avoir été. En suit une plongée sidérante dans ces psychés toutes aussi sinueuses et pétries de haine, d’envi, ou d’obsessions que Sokourov détaille par ses dialogues magistralement (et savamment) composés et par la matière même des corps archivés. Un chef d’œuvre plastique et réflexif, encore une petite révolution russe.
Fairytale / de Alexandre Sokourov / Igor Gromov, Igor Gromov, Vakhtang Kuchava / 1h18 / Russie / Sortie le 10 mai 2023