
Le quatrième long-métrage du palestinien Elia Suleiman, récompensé au dernier Festival de Cannes par une indigne « Mention Spéciale », fait partie de ces rares films capables de renouveler notre regard sur le monde. Dans son propre rôle, le réalisateur organise un voyage qui commence et se termine à Nazareth, sa ville natale, passant par Paris puis New York. Là-bas, il traverse de multiples saynètes, toutes plus poétiques et comiques les unes que les autres, dans lesquelles il met en scène sa difficulté à trouver une place en même temps que l’obsession généralisée des états pour l’hyper-sécurité.
Souvent cadré en plein centre des plans, avec son chapeau fixé sur la tête et son sac en bandoulière, Elia Suleiman parcourt son film sans dire un mot. Le regard attentif qu’il adopte nous est précieux, tout comme sa présence en tant que personnage de cinéma, qui tient du croisement inédit entre Jacques Tati et Woody Allen, écarquillant les yeux pour mieux capter l’air ambiant. Alors qu’il s’envole pour Paris et New York afin de changer d’air, il constate que les grandes villes mondialisées ne sont pas épargnées par l’obnubilation pour l’ordre et l’omniprésence de l’armée. Des tanks qui roulent dans les rues désertes de Paris, le contrôle des douanes des aéroports, des gens armés qui sortent des taxis et marchent dans la rue… Ces visions convoquées à l’intérieur de vignettes décalées, invraisemblables ou épurées, composent un décor étrangement familier. Un tableau dans lequel notre quotidien rempli d’absurdités sécuritaires, dont nous ne sommes même plus vigilants, est présenté avec un merveilleux sens du burlesque.
Si l’on peut considérer It must be heaven comme le premier grand film sur le Paris post-attentat, il ne perd jamais de vue sa profondeur métaphorique pour dire la situation palestinienne. Elle est annoncée dès l’une des premières séquences, à Nazareth, celle d’une querelle de voisinage entre le personnage incarné par le cinéaste et un homme venu prendre des fruits dans son jardin. L’intention qu’a le réalisateur de représenter le monde comme un microcosme de la Palestine trouvera, de cette manière, un écho constant dans les scènes qu’il traverse durant son voyage, exil temporaire. À Paris, en face de l’appartement du personnage, une vidéo publicitaire d’un grand magasin reste allumée toute la nuit. Elle montre un défilé de mode, soit des femmes marchant tout droit vers nulle part…
À l’inverse de cette imagerie, le personnage du film est un être qui se déplace, promenant son regard-miroir pour mieux interroger sa présence. En tant que palestinien, et en tant que cinéaste – dans une formidable scène avec le producteur Vincent Maraval, il se voit refuser un financement car son film n’est «pas assez palestinien ». Au terme d’un questionnement identitaire porté par sa trajectoire, qui se termine sur une scène musicale pleine d’énergie, la présence mutique du cinéaste tient finalement lieu de parabole, voire de manifeste, sur le lieu de l’artiste et sa foi en l’image. Elia Suleiman a inventé une nouvelle forme poésie politique.
It must be heaven / D’Elia Suleiman / Avec Elia Suleiman, Grégoire Colin, Gael Garcia Bernal / France – Palestine- Allemagne – Qatar – Turquie – Canada / 1h42 / Sortie le 4 décembre 2019.
Une réflexion sur « It must be heaven »