Rencontre avec : Jacques Lœuille et Ariane Métais

© La Croix

À l’occasion de la sortie en salles de Birds of America, nous avons rencontré le réalisateur Jacques Lœuille, ainsi que la productrice, Ariane Métais. Le réalisateur de films d’arts, de documentaires et d’essais retrouve ici les traces des oiseaux du peintre français émigré au États-Unis, Jean-Jacques Audubon, pour révéler une histoire moderne.

Quel a été le point de départ de ce film ?

Jacques Lœuille : J’ai été étudiant à Nantes, aux Beaux Arts. Lors de mes études, on s’intéressait en général à l’art contemporain, mais j’ai toujours gardé un goût pour l’art ancien. J’ai continué à voir beaucoup d’expositions, et j’ai découvert lors d’une exposition au Musée d’Histoire Naturelle en 2004-2005, l’Œuvre d’Audubon. C’était une exposition assez importante, ils avaient fait venir des œuvres d’Amérique. Je l’ai trouvé poignante pour notre époque puisqu’elle documentait des oiseaux qui aujourd’hui, en partie, ce sont éteints. Cette œuvre, qui représente une sorte d’archive du ciel avant notre époque, avant notre ère, me parle toujours aujourd’hui, différemment, mais en est peut-être d’autant plus émouvante. Cette idée était en sommeil et un jour, j’en ai parlé à Ariane, je lui ai dit qu’il serait intéressant de produire quelque chose avec ça, peut-être pas un film mais une sorte d’installation pour une exposition et Ariane a voulu en faire un film. Elle a pensé qu’il y avait de la matière pour que cela se déploie dans un grand récit. On a alors commencé à écrire un long-métrage.

Ariane Métais : Quand on partait du Mississippi, on a pensé à l’idée d’un « rivermovie », comme un roadmovie mais suivant l’autoroute des oiseaux qu’est le fleuve du Mississippi. On avait effectivement assez de matière pour en faire un long-métrage pour le cinéma.

Avez-vous choisi de suivre les traces d’Audubon, d’empreinter la même route, de la même manière, pour traverser le Mississippi ?

JL : Le dispositif du film est de s’appuyer sur les oiseaux peints par Jean-Jacques Audubon qui s’est donné la mission un peu folle au début du 19ème siècle, dans les premières années, de peindre tous les oiseaux d’Amérique. Il faut imaginer que c’est une époque où il n’y a pas de route. Au-delà du Mississippi, c’est ce que l’on appelle la « wilderness », une sorte d’océan vert de 4000kms de forêt jusqu’au Pacifique. Le mode de vie est celui des chasseurs-cueilleurs et donc marcher dans les pas d’Audubon, cela veut dire, forcement, marcher dans un monde qui est tout autre. Aujourd’hui, là où les indiens chassaient, il y a des stations-services et des fast-foods. Le monde est différent et donc le dispositif du film est, en suivant les pas d’Audubon, de mesurer l’écart qui nous sépare de lui. 

Combien de temps le film a-t-il mis à voir le jour ?

AM : cinq ans à peu près. cinq ans avec les premiers tournages en 2016. Après tous les ans on a tourné aux Etats-Unis jusqu’en 2019. On a monté en 2019-2020 et le film a été terminé vers l’été 2020.

JL : La période de production/fabrication du film a été l’ère Trump. C’est vrai que cela marque un peu l’univers du film puisque c’est un film avec une dimension environnementale, les années Trump ont été des années assez sombres.

AM : Trump est sorti de l’accord de Paris et a fermé beaucoup de réserves ornithologiques. 

JL : Et à l’époque les Etats-Unis étaient le premier pollueur mondial, maintenant c’est peut-être devenu la Chine, mais donc ça avait un impact mondial, ça touchait tout le monde.

Comment avez-vous envisagé et préparé le tournage de Birds of America

AM : La base c’était de refaire le voyage d’Audubon le long du Mississippi, donc partir de la source jusque dans le delta, même si en fait on est pas descendus du Nord vers le Sud, on a fait des zigzags, des croisements. On a surtout préparé le tournage en allant sur place. On a fait beaucoup de repérages, et on a tourné et repéré uniquement tous les deux. Jacques a fait l’image et moi le son. Comme ça on était beaucoup plus mobiles et spontanés pour pouvoir se dire : « là il faut aller tourner dans cet endroit, interviewer telle personne, rencontrer des amérindiens,… ». Tout s’est un peu fait sur place, directement. 

JL : C’est vrai qu’il y a eu une phase de repérage qui a été importante. Comme souvent, les documentaires, il y a une confrontation qui fait évoluer les choses, qui fait évoluer l’écriture.  

Le film a-t-il pris forme lors du montage ou aviez-vous déjà une idée précise de ce que serait ce documentaire avant le tournage ?

JL : Notre dossier de production était assez précis, recouvrant les grandes thématiques et la descente du fleuve.

AM : Disons qu’on avait les ingrédients, mais on ne savait pas encore exactement dans quelle forme on allait l’agencer.

JL : C’est vrai que le montage, c’est un ajustement : il y a des choses qui se superposaient bien sur le papier et qui ne fonctionnaient pas au montage. Par exemple, tu parlais Ariane de « rivermovie ». Un roadmovie, c’est  suivre un parcours, une trajectoire et souvent dans un « roadmovie », ça n’est pas tant la destination qui compte que les rencontres sur la route. Le film se structure comme cela, le long d’un fleuve. On avait l’impression que l’écriture « roadmovie » suffisait à résoudre des problèmes d’ordre dramaturgiques, or ça n’a pas été le cas. Il a fallu rajouter au montage des choses et donc on a refabriqué le « roadmovie », par exemple en mettant des cartons au « Mississippi », « Mississippi central », « bas Mississippi ». On a appuyé le récit sur des éléments comme ça, géographiques,  parce que c’est vrai qu’on parle de la Louisiane française du 19ème siècle, et le spectateur n’est pas nécessairement au courant de la géographie américaine. On a quand même essayé de redéployer ça dans le film. Mais surtout il a fallu ajouter d’autres ingrédients, plus dramaturgiques, notamment il y a une forme de mouvement vers le pire, vers le surréel, si j’ose dire, et notamment la Nouvelle-Orléans qui est une ville où a beaucoup été Audubon et qui lui consacre beaucoup de ses monuments publiques, de ses sites…

AM : … qui cristallise et qui concentre un peu tout, c’est plus absurde.

JL : C’est aussi une sorte de capitale de la pétrochimie et donc il y a là une sorte de hiatus.

Nous rencontrons plusieurs témoins dans le film, certains semblent prévus, car ils travaillent dans des institutions en lien avec les questions historique et environnementale, d’autres moins. Avez-vous rencontré certains intervenants par hasard, au gré du périple ? Par exemple la femme vivant en Louisiane, entourée d’usines d’hydrocarbures qui détruisent l’environnement et la santé des habitants

JL : On a pas rencontré d’intervenants par hasard. Effectivement il y a deux régimes, il y a deux profils de gens qu’on rencontre. Soit par le biais d’institutions parce qu’ils sont à la tête d’une institution (musée, institution environnementale, etc.) mais il y a d’autres gens, notamment dans les réserves indiennes. On cherchait des témoins d’une nation indienne qui avaient dans leur cosmogonie, leur histoire, leur tradition, leur langue, un rapport très fort avec les oiseaux ou avec le fleuve Mississippi. En fait c’est assez courant dans les nations indiennes puisque leur univers est très conçu, très construit et alimenté par un rapport avec la nature. On a donc cherché, pas du tout par hasard puisqu’on a vraiment cherché, et ça n’était pas facile, à entrer dans les réserves indiennes. Il y a des gens, comme un des personnages qui vit entre Bâton-rouge et la Nouvelle-Orléans, donc sur un segment du fleuve qui est extrêmement empoisonné, c’est un endroit où tous les gens qui ont pu, qui ont eu assez d’argent pour, sont partis. Il reste beaucoup des populations noires américaines, les gens qui n’ont pas pu partir. Pour rencontrer des gens qui étaient en contact avec cette réalité du fleuve, on a été dans des petites communautés religieuses. Il y a des petites églises le long du fleuve et ce sont des endroits où les gens n’ont tellement rien, où l’État est tellement absent que le seul lieu qui reste et où la communauté peut un peu se retrouver, ce sont ces petites églises qui sont des espèces de petits hangars sur des parkings. Ils organisaient par exemple le ramassage scolaire pour les enfants, c’est à dire qu’ils se substituent complètement au rôle de l’État. C’est dans ces communauté à dominantes, où il y a beaucoup d’afro-américains qu’on a rencontré des intervenants du film parce qu’ils étaient des porte-paroles de la communauté. 

Comment s’est passé le tournage aux États-Unis, quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

JL : Il y a des lieux effectivement où on a tourné qui sont très pollués. On voulait tourner sur un site où le Tétras cupidon, qui est une sorte de perdrix, s’est éteint. Il était dans une réserve exploitée par une association environnementale, pour le compte d’une société pétrolière. On leur a écrit en leur disant qu’on voulait tourner là, on savait que l’oiseau avait disparu. C’était censé être une association de préservation de l’environnement et malgré leur gestion, l’association environnementale avait foré du pétrole et l’oiseau s’était éteint. On voulait savoir leur version, on les a impliqué, on est pas allés tourner là-bas en cachette. Ils nous ont envoyé un mail un peu stupéfiant en nous disant qu’on étaient naïfs parce qu’on ne pouvait pas se rendre compte des sommes astronomiques, des millions de dollars qu’ils avaient dépensé pour le Tétras cupidon. Je trouve que c’est assez révélateur d’un certain état d’esprit où on peut faire ce que l’on veut et toujours se racheter la conscience avec de l’argent. Cela en dit assez long sur la cupidité des grandes entreprises et de ces associations corrompues.

Considérez-vous ce documentaire comme une œuvre engagée ?

JL : Je ne considère pas Birds of America comme un film militant  au sens où pour moi le film militant renvoie à une certaine esthétique. Birds of America est plutôt un film qu’on a pensé comme un film sur l’art puisqu’il prend l’œuvre de Jean-Jacques Audubon, les « birds of America », comme une sorte de révélateur du monde, de l’Amérique actuelle. En ce sens, c’est plutôt un film qui laisse de la place à la poésie et à la beauté, qui laisse la place à une œuvre plastique : les oiseaux d’Audubon, et donc à la peinture de se déployer. En revanche je considère que c’est un film engagé puisqu’il participe à une vision du monde et défend une vision du monde.

Pensez-vous que la lutte écologique est encore trop absente de nos écrans ?

AM : Elle est peut-être trop absente dans la vie concrète. Mais j’ai l’impression que beaucoup de films traitent de la crise climatique et des dangers de la destruction de la planète, mais après, que cela rentre dans notre quotidien et dans les structures économiques, pour qu’elles changent, c’est encore autre chose. Mais je crois que beaucoup d’images nous invitent à regarder les choses autrement déjà.

JL : Souvent c’est prit comme quelque chose qui ne fait pas partie d’une globalité. Or je pense que les questions environnementales ont étés détachées, comme s’il s’agissait d’un problème à régler alors qu’en fait les sociétés qui n’ont pas de problèmes écologiques ne comprennent même pas qu’on puisse en faire quelque chose à part, puisque ce sont des sociétés qui vivent en harmonie avec le monde. Je crois qu’on a crée quelque chose de déviant et de défaillant : un pansement qui s’appelle la cause écologique, quelque chose à part et détaché du reste. Je crois que c’est une erreur, tant qu’on en fera pas quelque chose de central. Je prends un exemple, on parle de taxe carbone, de solution pour limiter la pollution, mais limiter la pollution ça n’est pas une fin en soi. Certes, c’est bien de limiter la pollution mais il faudrait que l’on ai des projets et de se dire, ces enjeux là on les mets au service de projets qui sont humanistes et de société, or aujourd’hui on fait de la gestion comme si le monde était devenu une entreprise. On ne pense qu’à la rentabilité et c’est encore une fois la cupidité qui règne. Derrière on essaie de limiter les dommages avec des politiques environnementales mais ça, je pense que c’est une forme d’absurdité. 

AM : … Et c’est la vision esthétique, de voir la beauté dans la nature pour essayer de la protéger et de la sauver. C’est peut-être aussi par ce biais qu’on peut changer de regard sur les choses. 

Vous dites « l’art n’est pas un rêve, il est une resistance au rêve ». À quel rêve résistez-vous ?

JL : Je n’aime pas le terme de « cinéma du réel » pour parler du documentaire. Il me semble que le documentaire n’est pas un cinéma du réel tout comme il n’est pas un cinéma du rêve non plus. Il est un cinéma de l’irréel, et qu’est-ce que l’irréel ? Par exemple à la Renaissance, les peintres, les très grands peintres que tout le monde connaît et qui sont sur les boîtes de chocolat, je pense à Léonard de Vinci, à Michel Ange, Raphaël, avaient une telle technique qu’ils auraient pu être capable à cette époque et par moments dans leur peinture on voit très bien ces traits, leur peinture est devenue presque facile, ils auraient pu reproduire un monde totalement identique au réel et presque photographique. On voit bien que leur projet était de continuer à essayer de trouver une petite fêlure dans le réel, une petite zone qui n’est pas le réel et qui en fait est une forme de mystère. Je crois que le cinéma se positionne en prolongement de ce mystère. Si l’on s’arrête au réel, au vernis du réel, on rate l’essentiel. 

Propos recueillis par Lise Clavi, le 19 mai 2022, à Nantes.

Auteur : Lise Clavi

Lise. Fondamentalement indécise, mais de cinéma, définitivement éprise. Mon année à travailler pour des festivals cinématographiques, mon temps libre à cultiver mon intérêt pour l’actualité artistique. Décoller vers une nouvelle destination pour filmer de nouveaux horizons.

Une réflexion sur « Rencontre avec : Jacques Lœuille et Ariane Métais »

  1. A reblogué ceci sur AnaLiseet a ajouté:
    Rencontre avec le réalisateur Jacques Lœuille et de la productrice Ariane Métais, à l’occasion de la sortie du film documentaire Birds of America. Entretien réalisé à Nantes le 19 mai 2022.

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