
« J’aimerais que mon corps prenne toute la place, qu’il soit léger comme une plume ». Ce désir kunderien formulé par Lucas dans Le Lycéen est commun à tous les personnages de Christophe Honoré, chez qui légèreté et gravité, élans du corps et poids des sentiments, soubresauts des sens et tracas de l’esprit, s’entrechoquent.
C’est notamment Chiara Mastroianni voulant devenir « une fille légère » dans Les Biens aimés, ou hantée par une version plus jeune de son mari dans Chambre 212 ; c’est bien sûr Pierre Deladonchamps dans Plaire, aimer et courir vite, où le désir d’aimer se heurte à l’idée d’une mort certaine, ou encore Louis Garrel dont la vie frivole se voit interrompue par le poids terrassant du deuil dans Les Chansons d’amour. Ce drame de la perte, Honoré s’en ressaisit plus frontalement, plus intimement dans Le Lycéen, en évoquant les états d’âmes qui furent les siens suite au décès de son père.
Lucas a 17 ans. L’âge où l’on se construit, où tout est possible, encore insouciant. Léger. Quand soudainement s’abat ce fardeau bien trop lourd pour un lycéen. Au contact de sa mère Isabelle, de son frère Quentin et de Lilio, un ami de ce dernier, Lucas va devoir apprendre à vivre dans l’absence d’un amour. Structuré en trois parties, qui tracent plutôt schématiquement les étapes du deuil jusqu’à son dépassement, le récit est d’emblée pris en charge par le personnage, s’appliquant à reconstituer ce que l’esprit, jusque-là, n’avait pu comprendre. Cet effet de distanciation, s’il expose la difficulté (de Lucas mais aussi d’Honoré) à raconter le chaos de l’expérience du deuil, favorise conjointement l’identification d’un spectateur qui se fait confident.
Signe d’un geste esthétique plus sûr, affirmé depuis ses trois derniers films, l’auteur n’hésite pas à nous impliquer affectivement, à empoigner les sentiments, quitte à frôler le mélo, à produire du lyrisme partout, tout le temps, via des choix de mise scène qui discrètement s’écartent de leur connotation habituelle. Comme la caméra à l’épaule, jamais vue dans sa filmographie, qui, si elle participe d’un ancrage réaliste, rend avant tout sensible la tempête intérieure de Lucas. Aux côtés de la voix-off et des très gros plans, elle atteste de l’aptitude incontestable d’Honoré à enrichir sa grammaire filmique, en se gardant de tout systématisme.
Toujours irréprochable, la direction d’acteurs ne change pas ni ne déçoit. Aux côtés de Juliette Binoche et de Vincent Lacoste, fidèles à leur talent, éclosent deux révélations, deux présences magnifiques : le jeune Paul Kircher, au jeu imprévisible, vif, débordant, et Erwan Kepoa Falé, dont la masculinité sensible et séduisante, d’une fragilité forte, émeut. Chacun, à sa place, solidement incarné, sert une partition qui amuït tout sentimentalisme sous des couches de non-dits, de parole avortée. Admirateur de Lagarce, Honoré parsème son film de répliques d’aspect creux mais remplies des émotions qui ne peuvent se dire. Ici se loge la subtilité du Lycéen, derrière l’évidence de symboles et de signes musicaux, dans ce qu’il révèle du deuil comme expérience fatalement solitaire. Même au sein de la famille. Une solitude qui transparaît dans nombre d’effets d’écart qui manifestent la césure mentale des personnages.
Or l’essentiel de la pertinence de l’œuvre, qui la distingue d’autres récits de deuil, est à chercher ailleurs, dans sa faculté à dépeindre avec acuité le sentiment de la jeunesse d’aujourd’hui. Son titre se pare ainsi d’un sens antiphrastique, Lucas n’étant plus vraiment un lycéen en tant que la perte brutale et précoce de son père lui ôte cette identité. Plus qu’un effet de réel et de contemporanéité, la présence à l’écran des masques anti-covid restitue un temps qui fut enlevé à la jeunesse. Lucas apparaît moins comme le double d’Honoré que comme le visage d’une génération inquiète, flottante dans une époque ouverte sur l’incertain et confrontée trop tôt à la précarité des êtres et du monde: « je suis plus vieux que toi, je sais des choses dont tu n’as même pas idée », dit Lucas à Lilio.
Privée de la légèreté, impréparée aux maux de l’expérience, à la fois mûre et juvénile, la jeunesse vue par Honoré tâtonne et virevolte, égarée ; elle peine à espérer. Si le trajet du personnage paraît éculé, de la blessure vers la résilience, il acquiert une dimension plus fine, existentiellement plus profonde, que figure le personnage de Kepoa Falé. À ces côtés, Lucas apprendra non seulement que l’on peut aimer sans l’être en retour, mais surtout que pour consentir à vivre, disait l’abbé Galiani, il faut « vivre avec ses maux ».
Le Lycéen / De Christophe Honoré / Avec Paul Kircher, Vincent Lacoste, Erwan Kepoa Falé, Juliette Binoche / France / 2h02 / Sortie le 30 novembre 2022.