
En 1978 paraissait L’Établi, témoignage d’un militant marxiste infiltrant une usine Citroën à Choisy. Son auteur, Robert Linhart, relatait l’horreur d’un taylorisme acharné pour préparer la déconstruction de tout un système économique oppressif. Quarante-cinq ans plus tard, le réalisateur Mathias Gokalp adapte ce récit d’une actualité toujours aussi glaçante, triste constat d’une révolution avortée.
Le film s’ouvre sur Robert Linhart (joué par Swann Arlaud), en ligne pour passer divers examens médicaux avant d’être engagé dans une usine. Il est au milieu d’un longue ligne de candidats, vêtu comme eux d’un blanc clinique dans cet hôpital qui s’apparente à une prison, triste préambule au travail à venir. Mais Robert est engagé : un grand succès étant donné qu’il doit à la fois cacher ses affiliations marxistes à ses employeurs ainsi que ses origines bourgeoises à ses collègues « vraiment » ouvriers. Le film de prison filtre judicieusement avec le film d’espionnage, mettant Robert Linhart au cœur d’un jeu de dupe permanent, à la fois pour organiser une grève en vue de condamner les conditions de travail de l’entreprise tout en maintenant sa véritable identité secrète.
Notre héros engagé, le voici placé dans une autre ligne : celle des ouvriers à la chaîne, chacun responsable d’une tâche répétitive, mécanique et abrutissante pour produire des voitures en série. Le réalisateur ne montre jamais où cette file commence tandis que sa fin n’est aperçue que par brefs éclats, aggravant cette impression de travail déshumanisant et sans fin. La chaîne de labeur est aussi sujette à une avancée implacable, et honte à ceux qui ne savent pas tenir le rythme : à l’inverse des Temps Modernes et de sa rapidité comique, ici l’avancée des machines est d’une lenteur délibérée, presque hypnotisante, laissant juste le temps à chaque travailleur d’accomplir ses mouvements répétitifs. L’impression de n’être qu’un simple rouage dans une grande horlogerie est assommante, mais pour quel résultat ? Le film, dans une plaisanterie cruelle, ne montre jamais quiconque conduire ces fameuses voitures Citroën…
On pourrait craindre alors un brûlot politique réduisant chaque personnage à des symboles déshumanisés. Heureusement, L’Établi se recentre souvent sur l’humain, avec en son centre Robert Linhart qui est une anomalie : d’une situation sociale et financière aisée, il décide lui-même de « descendre » parmi les classes plus modestes, combattant son syndrome d’imposteur par une ardeur combattante à la fois aussi salutaire qu’aliénante. Le film montre tout le fardeau terrible qu’apporte l’organisation d’une grève, car bien souvent lutter contre les cols blancs est moins difficile que convaincre ses camarades ouvriers de la légitimité du combat. Dans le camp adverse de cette impitoyable lutte des classes, il faut souligner la performance de Denis Podalydès en Junot, petit roi aux lunettes de soleil fumées, prédateur implacable qui remue les vulnérabilités de chaque gréviste et les retourne les uns contre les autres.
Alors la grève avance, bras-de-fer sans pitié où l’on regrette une trajectoire balisée, réglementée par les actions des grévistes d’un côté puis les réactions abusives de l’entreprises d’un autre. Ce schéma répétitif rend le dernier acte du film prévisible et convenu, surtout couplé aux portraits des contremaîtres, trop caricaturaux dans leur brutalité. Cela est tout de même peu de chose devant la justesse globale de l’ensemble, parfaite alchimie entre film engagé et thriller humain, portrait d’une révolution tragique et de révolutionnaires magnifiques.
L’Établi / de Mathias Gokalp / avec Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Olivier Gourmet, Denis Podalydès / France / 1 h 57 / sortie le 5 avril 2023