A House of Dynamite

Disponible sur Netflix

© Netflix

A House of Dynamite, nouveau film de Kathryn Bigelow sorti directement sur Netflix, reprend là où Zero Dark Thirty (2012) s’était arrêté ; aux portes d’un monde presque intégralement basculé de « l’autre côté », patiemment fondu et absorbé dans son envers numérique, univers d’informations et d’images. La fin en suspens du magnum opus de Kathryn Bigelow centré sur la traque de Ben Laden – « Où voulez-vous aller ? » adressait-on à Maya (Jessica Chastain), enquêtrice défaite d’avoir enfin trouvé et exécuté sa cible – ouvrait sur un vertige dans lequel s’engouffre ce film-ci. La cinéaste délaisse pour l’occasion la fiction inspirée de faits réels (son sillon de Démineurs à Detroit), imaginant ex nihilo une frappe nucléaire imminente sur le territoire américain et la réponse simultanée des différentes agences gouvernementales, de la situation room au président lui-même. Son objectif pourtant reste le même : se placer, à coups de missiles atomiques s’il le faut, à un point d’incandescence du monde d’aujourd’hui.

Un temps à rattraper

Il faut pour cela regarder au-delà du suspense que nous fait d’abord miroiter le film, dont le premier chapitre sidérant, suivant minute après minute la détection du missile et les tentatives infructueuses pour le stopper, s’interrompt juste avant l’impact et l’annonce de la décision de riposte (ou non) du président. À trois reprises, A House of Dynamite revisitera cette fenêtre temporelle, grimpant à chaque reboot un échelon de la chaîne de commandement. Se déploie ainsi, chaque fois enrichie de nouveaux contrechamps, une même conversation en visioconférence entre les différents acteurs, gigantesque fatras de réel et d’écrans précipité par la menace. Par ces emboîtements successifs, Bigelow déchaîne, selon un montage proprement inouï, une profusion de vitesses parallèles et de dialogues superposés, l’accordage des premières devenant la condition opérationnelle des seconds. « Let’s get you up to speed » (« on va vous mettre à la page ») adresse-t-on au président, alors lancé dans une voiture puis un hélicoptère pour tenter tant bien que mal de rattraper physiquement le temps perdu sur un ping-pong informatique.

En reportant la révélation finale par trois fois (puis définitivement, puisque le film opposera systématiquement un écran noir à la monstration des dernières secondes fatidiques), Bigelow œuvre moins à bâtir « une maison de dynamite » accélératrice de tension qu’une stricte dynamique de mise en scène : éprouver un temps réel démantibulé, un présent horizontal de l’immédiateté et du parallèle, où cause et effet se confondent (on parle de la destruction de la cible déjà au passé, et envisage la riposte avant la confirmation de l’attaque). Zero Dark Thirty était aussi un grand film sur la contraction du temps, remodelé par la densité des informations à traiter (de plusieurs années traversées en un éclair à trente minutes finales vécues en quasi-temps réel) ; un pas plus loin, A House of Dynamite sera celui d’une chronologie caduque à l’heure de l’instantanéité numérique. La structure du film devient alors son idée de génie : il faut, par trois fois, reprendre l’histoire du début pour appréhender en détail la multitude des événements, user d’un artifice de cinéma (le rebobinage) pour dévoiler le hors-champ infini de chaque écran.

Intersections

Rarement d’ailleurs aura-t-on vu un film à ce point rempli de personnages, tous parfaitement identifiables et multi-facettes. Ouvrir un écran revient à accéder à un univers entier, capter une myriade de vies parallèles. A House of Dynamite tourbillonne selon une logique « inflationniste », attirant sans cesse de nouveaux visages, et l’existence qui va avec, dans son orbite. On a dit que Bigelow ne montrait pas l’explosion de la bombe, mais il faudrait peut-être regarder par deux fois dans les plis de la mise en scène : qu’est-ce que l’impact sinon une déflagration (en miroir de l’éclatement du montage) au point de rencontre entre deux trajectoires ? Précisément, le film ne dessine rien d’autre que des intersections entre personnages, selon un déploiement réticulaire et contagieux (il suffit que Jake Baerington, jeune conseiller à la sécurité nationale, traverse accidentellement le champ d’une caméra captant une conférence de presse pour que cet espace tout entier se trouve intégré au film), et fait de ces chassés-croisés, ces ententes muettes, sa part la plus bouleversante. Personnages hawksiens par excellence, professionnels absolus, les héros de Bigelow sont autant d’hommes et de femmes de la situation, qui en une seconde saisissent la responsabilité qui leur incombe (le personnage satellitaire de Greta Lee, experte de la politique nord-coréenne, quitte face caméra en un clin d’œil sa vie quotidienne pour l’impératif de l’instant). C’est parce qu’ils font tous « everything right » que l’échéance néanmoins inéluctable sonne à ce point comme une fin du monde. D’où la substitution, alors que le film augure par un carré noir dans l’appel visio un POTUS incompétent avatar du président actuel, d’un Trump pour un Obama (même lui, nous dit le film, se trouve démuni).

La magnitude de l’événement se mesure dès lors à sa capacité à rompre même la frontière étanche tracée chez ces protagonistes entre l’intime et le professionnel, à craqueler même le masque des experts. Aux premières loges de la catastrophe, le major Walker (Rebecca Ferguson) téléphone à son mari en exigeant de lui la même réactivité qu’à ses collègues de la situation room, glissant à peine un « je t’aime » dans un acte manqué ; Jake (Gabriel Basso) laisse échapper que sa femme est enceinte pendant un appel avec le ministre des affaires étrangères russe, ce qui renforce paradoxalement l’assurance de sa sincérité. C’est après tout avec les mêmes outils que l’on contacte ses proches et règle le sort du monde, et donc à cet endroit que se ressentira l’apocalypse ; la seule chute d’une peluche, achetée pour son fils par l’un des pilotes qui sera peut-être chargé de tirer un missile en riposte, vaudra ainsi comme passage au trépas de millions d’âmes, hors film.

Ici et maintenant

Que dire d’autre de A House of Dynamite, d’ores et déjà attaqué comme un produit daté (faut-il rappeler que la possibilité d’un holocauste nucléaire, sans cesse actualisée, n’est pas le propre de la Guerre froide, et que la « menace russe » est remplacée ici par un archipel d’ennemis 2.0 ?), qu’il est sans doute le meilleur (le seul ?) film à s’être à ce point attelé à parcourir les arcanes de notre monde en équilibre – comprendre : sur la sellette, prêt à être rendu tout entier à l’ombre de l’histoire (très beau dernier plan où le soleil disparaît) sous des trombes de communications chaotiques ? Bien sûr, on fera toujours à Bigelow des procès en idéologie : ne voudrait-elle pas filmer autre chose que l’armée américaine, quand bien même elle en révèle en permanence les manquements et qu’elle en tire un terreau de mise en scène de « l’action par la parole » proprement délirant ?

Non. Bigelow se situe sur un autre axe, tangent mais bien plus passionnant que les dénonciations prudentes entrevues via les cartons introductifs (on y rappelle la surabondance d’ogives nucléaires et le risque de leur mise à feu) de ce dernier film gigogne et sans précédent. Ou presque, puisque A House of Dynamite invite à un flashback : dans la situation room apparaît, accrochée à un mur, la photographie célèbre où se tiennent Barack Obama, Joe Biden et Hillary Clinton lors de la capture et l’exécution d’Oussama Ben Laden, soit l’image dont Zero Dark Thirty était un immense contrechamp. En 2012, le film avait été l’objet de toutes les controverses, les uns et les autres cherchant forcément à en dégager un ligne politique sur le spectre du pour ou contre. Manquant de voir que c’est moins la quête du terroriste, par ailleurs remarquablement filmée, que la virtualisation du monde que cette traque permettait de mesurer qui motivait Bigelow ; moins le sujet de la photo que le fait même que ce dernier y soit figuré via un écran, une interface nouvelle devenue, aujourd’hui et dans A House of Dynamite, l’alpha et l’oméga du monde contemporain. Qui, à part Bigelow, l’avait vu avec une telle clairvoyance ? Et surtout qui, à part elle, l’a transcrit au cinéma avec une telle évidence ?

A House de Dynamite / De Kathryn Bigelow / Avec Rebbeca Ferguson, Idris Elba, Gabriel Basso, Willa Fitzgerald, Anthony Ramos, Jared Harris et Greta Lee / 1h52 / États-Unis / Sortie le 2 septembre 2025.

Une réflexion sur « A House of Dynamite »

  1. Brillant article Clément, qui tisse à la perfection les lignes de forces sous-jacentes de ce film avançant lui-même sur un fil, sur l’équilibre de la terreur. Un fil en forme de pointillés dessiné par un petit triangle rouge, disparaissant à l’horizon des événements.

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