Le plaisir qu’on éprouve devant Vie Privée tient d’abord au désir enfin assouvi de voir Jodie Foster jouer en français, devant la caméra d’une cinéaste française au geste de plus en plus sûr à mesure de métrages, Rebecca Zlotowski. Une Foster modalité F(r)oster, en pleine maîtrise d’une partition froide, sévère, contrôlée, que les errements de ses yeux, de son visage, contredisent sans cesse discrètement, non sans beauté.
On a pu entendre que La Petite Dernière, troisième film d’Hafsia Herzi, bien qu’empreint du naturalisme d’Abdellatif Kechiche, se dressait contre son cinéma. Avec le sous-entendu que le geste de l’une vaudrait mieux que l’autre. En gros : que l’élève dépasserait le maître. De ce postulat peut poindre la tentation des comparaisons, de l’inventaire des similitudes et des différences. De Kechiche, donc : des personnages à l’opacité psychologique, qui résistent à l’archétype, à l’attrait du schématisme ; une observation des dessous des regards et de la parole ; un certain goût pour la peinture. Contre Kechiche : une pudeur du regard vis-à-vis des corps et des sujets filmés, une préférence pour le verbe par rapport à la chair directement scrutée, soit le choix du détour quant au traitement du désir et du sexuel.
« Moteur Raoul ! ». C’était peut-être lui le vrai héros du tournage d’À bout de souffle : Raoul Coutard, chef opérateur du film, qu’on enferme, recroquevillé dans un chariot, appliquant les excentricités de son chef d’orchestre imprévisible Jean-Luc Godard qui lui parle de ce fameux « plan de Jeux d’été d’Ingmar Bergman » que bien sûr il n’a pas vu puisqu’il servait au Vietnam. Subtilement, car il ne manque ni d’intelligence ni de malice, Linklater signale la distance de classe qui sépare les deux hommes, rabaissant l’auteur de ses hauteurs élitaires, en même temps qu’il rappelle la singularité de cette génération de cinéastes cinéphiles qui forment la Nouvelle Vague, la première qui grandit avec et par les images. Génération qui naît du cinéma lui-même.
Au moins depuis Punch Drunk-Love (2002), le cinéma de Paul Thomas Anderson n’a eu de cesse de prendre à revers la promesse de ses films, l’horizon d’attente des spectateurs et les motifs des genres dont il s’emparait. Dans le film précité, comme plus tard dans Licorice Pizza (2021), la comédie romantique déraillait, chacune à sa façon ; le bain de sang annoncé par There Will Be Blood (2007)tardait à jaillir, en dépit d’un récit agonistique, sous le signe du crime (capitaliste), tandis que la trame policière de l’erratique Inherent vice (2014) s’évaporait et que la grande fresque sur la scientologie présupposée par The Master (2012) cédait la place au spectacle épuré et trouble des rapports de force entre deux hommes. Aussi trouble que ne l’était l’amour aromantique de Reynolds et Alma dans Phantom Thread (2017). Sans surprise donc, mais non sans étonnement ravi, le génie du cinéma américain contemporain récidive avec Une Bataille après l’autre, film d’action et comédie tout en dilutions, qui traite de – et procède par – révolution.
Dans l’hôpital où séjourne son père que ronge un cancer en phase terminale, la petite Fuki, onze ans, tombe nez à nez avec une reproduction de La Petite Irène de Renoir qui l’émerveille, et qu’elle s’empresse d’accrocher dans la chambre du mourant. S’éclaircit alors le mystère du titre, plutôt abscons jusqu’ici : portrait d’une jeune fille solitaire, Renoir ambitionne surtout d’emprunter la forme impressionniste pour saisir les éclats instables et contrastés d’une enfance.
L’affinité essentielle qui relie fantôme et cinéma a fait l’objet de tant de commentaires que son occurrence tutoie l’évidence, ou pire : le cliché. Au moins autant que l’analogie du train, motif filmique par excellence depuis les frères Lumière, où le voyageur immobile se fait le spectateur d’images, de paysages, en mouvement. On retrouve donc des spectres – et à foison – dans ce Fantôme utile, apparaissant dans un format d’image assez rare et désuet (le 1.66:1) qui manifeste, plus qu’une coquetterie chichiteuse, une conscience historique et esthétique de ces rapports chez son jeune auteur, Ratchapoom Boonbunchachoke, qui trouvent ici un écho politique aussi détonnant que bienvenu.
Aux prises avec la sandale imprégnée des selles de la petite tornade que ses parents à bout de force ont prénommé Raoul, Jean-Phi (Philippe Katerine) confie n’y croire plus du tout au film de Sophie (Sophie Letourneur) qui enregistre avec son téléphone le récit de leurs truculentes (non) aventures en famille, en vacances itinérantes, le long de la côte sarde : « Il faut pas faire ce film, il se passe rien » ; « il se passe rien, et il se passe tout », répond Sophie Letourneur, qui se débat peut-être avec un paquet de chips, explicitant en passant son projet, celui de L’Aventura, et de son cinéma. Un geste qui s’efforce de reconstituer le réel dans sa nudité et sa sincérité complètes, contre une forme embellissante, que les allemands au 19e siècle ont appelé « kitsch », cette négation de l’authentique, ou négation de la merde, au sens propre comme au figuré, qu’a fustigé notamment Milan Kundera dans son Art du roman (1986).
Life of Chuck eût pu tout autant s’appeler La Vie est belle (1946). Dans le chef d’œuvre de Franck Capra, qui atteste exemplairementque les bons sentiments peuvent fonder de grandes œuvres, la vie de George Bailey s’appréhendait selon deux chronologies : l’une, réelle, qui le conduisait au désir suicidaire, et l’autre, sous l’intervention d’un ange, qui le projetait dans un monde alternatif qui ne l’a pas vu naître. Il fallait alors avoir déjà vu l’existence a priori ratée de Bailey pour qu’elle nous apparaisse enfin, miraculeusement, lumineuse et remplie. Par sa légèreté de ton et sa dramaturgie que sous-tend sa visée didactique, le film de Mike Flanagan s’inscrit dans cet héritage classique qui assume sans complexe une éthique optimiste, surprenante au vu de la gravité présupposée de son sujet.
Depuis The French Dispatch (2021) voire The Grand Budapest Hotel (2014), pour les plus intraitables puristes, le petit Mozart texan du cinéma américain fait l’objet de houleuses querelles, entre ceux qui le défendent mordicus, irréductibles andersoniens, et ceux qui osent constater un début d’essoufflement de son cinéma. Si Asteroid City (2023) pouvait apaiser les craintes de ces derniers, charmant par son registre plus résolument absurde et ses instants suspendus, The Phoenician Scheme semble hélas les raviver, avec plus de vigueur.
Mais que diable Les Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) allait-il faire dans cette galère ? Alors qu’on a tout juste croisé la route de Marcelo (Wagner Moura) au détour d’une station essence pour le moins sinistre, nous voilà jetés dans l’institut océanographique de Recife aux côtés d’un trio de flics mené par le docteur Euclides (Robério Diógenes), tiré de la débauche carnavalesque que signale la persistance de fard et de quelques confettis sur son visage. Sur une table chirurgicale, un requin attend aussi impatiemment que les trois policiers inquiets qu’on lui ouvre les entrailles pour en extraire une jambe bien embarrassante, puisque nullement là où elle devrait être. Une jambe qui aurait tout de celle de ce pauvre quidam dans sa barque, troisième casse-croûte du squale enragé de Spielberg, figurant synecdochiquement son état de chair à poissons. Plusieurs minutes plus tard, on verra le jeune fils du mystérieux Marcelo dessiner l’affiche du film, confirmant son statut d’hypotexte crucial de L’Agent secret.