
Parce que leurs contenus sont si singuliers et leurs héros tellement torturés, les films de Lars von Trier incitent souvent le spectateur à y chercher la figure de leur auteur. Pour tenter de comprendre comment parvenir à créer de telles visions… Faut-il voir dans The House that Jack Built un portrait de Lars von Trier en serial killer ? On le retrouve, en creux, moins dans la part de tueur psychopathe de Jack, encore heureux, que dans celle de ses névroses. L’un des problèmes du tueur incarné par Matt Dillon, qui agit en esthète du crime en le considérant comme un art, réside en ce qu’il ne parvient pas, matériellement, à bâtir sa maison. Comme la marque de son incapacité à se faire une place dans le monde, à mener à bien ses désirs d’architecture – jusqu’à ce que soit apportée une résolution à la fois morbide et impressionnante. À travers sa réflexion sur le mal, le film met en scène des problématiques intimes à la création.
Dans The House that Jack Built, œuvre négative et nihiliste, l’humanité semble bel et bien absente. Cette absence est originelle dans l’histoire de Jack qui, déjà enfant, coupe la patte d’un caneton avec la plus grande placidité. Elle trouve son illustration la plus effroyable dans cette scène où Jack s’apprête à faire d’une jeune fille (Riley Keough) la nouvelle victime de son sadisme. Alors que celle-ci vient de comprendre l’identité de celui qu’on nomme « Mister Sophistication », impossible de s’enfuir. Jack lui conseille prudemment de crier, de prévenir ses voisins pour éviter d’être tuée par ses soins. Le pire, c’est qu’il se joint aux hurlements de la jeune femme. « À l’aide »… mais personne pour répondre. Rien d’autre que le silence de la société et l’approche du meurtre, inévitable. Ce qui est le ressort de la noirceur la plus extrême du personnage cache alors un sentiment de mal-être plus profond – Jack aussi aurait besoin d’aide.
Etrangement, dans cette fable macabre, l’humour – noir, très noir – frappe aussi , élément quasi-nouveau dans la filmographie du cinéaste. Il est annoncé dès le premier incident (le film est séquencé en chapitres appelés « incidents »), au cours duquel une femme (Uma Thurman), en panne avec sa voiture (un topos éculé volontairement revendiqué) monte dans la voiture de Jack après avoir longuement insisté, évoquant elle-même la possibilité qu’il soit un serial killer. Le ton bouscule, volontiers cynique et provocateur. Il passe par le fétichisme douteux du personnage principal, ses TOC, son obsession pour la propreté ou pour la composition des photographies de ses victimes… Une ironie qui crée une déstabilisante distance vis-à-vis de la frontalité des scènes de meurtre.
Ce récit du mal ne pouvait avoir lieu que dans un cadre, celui d’un dialogue entre Jack et Verge (Bruno Ganz), qui agit en directeur de conscience. Il est nommé Verge, mais il s’agit d’une incarnation à peine masquée de Virgile qui, dans la Divine Comédie, guide Dante à travers le Purgatoire… Cette discussion-confession entraîne donc logiquement le film vers son épilogue en forme de catabase, désignant dans les épopées grecques cette épreuve déterminante dans laquelle le héros doit descendre aux Enfers. La fin du film est hallucinante : composition, couleurs, iconographie baroque et romantique, final hybride proprement dantesque qui donne au film des allures de testament anticipé, dans lequel il est bien question de chute.
The House that Jack Built / De Lars von Trier / Avec Matt Dillon, Uma Thurman, Riley Keough, Bruno Ganz / Danemark / 2h35 / Sortie le 17 octobre 2018.
Une réflexion sur « The House that Jack Built »