
Des images d’archives, en noir et blanc. Un avion plane au-dessus des nuages. Nous sommes au milieu des années 1930, Hitler survole l’Europe qui n’est pas encore entrée en guerre. Cette vision extraite du film de propagande nazie de Leni Riefensthal Le triomphe de la volonté (1934) ancre le film dans un réel historique duquel les séquences suivantes s’éloigneront : elles nous plongent dans le quotidien d’un petit village perché dans les montagnes autrichiennes, au-dessus des nuages lui aussi, où vivent Franz et Fani Jägerstätter. Ce couple de fermiers, dont Une vie cachée raconte l’histoire vraie, mène une vie simple qui se voit bouleversée par le début de la Seconde Guerre mondiale. Appelé à rejoindre l’armée, convoqué comme tous les hommes de sa génération, Franz refuse pourtant de prêter serment au régime. Mué par l’indéfectible force de sa conscience morale, il entame une résistance passive qui entrainera sa condamnation à mort. Sa trajectoire de martyr a conduit le pape Benoit XVI à le béatifier en 2007, et inspire à Terrence Malick un nouveau chef-d’œuvre.
Une vie cachée marque une nouvelle étape dans l’œuvre magistrale de Terrence Malick. En 2011, The Tree of Life devait signaler un bouleversement esthétique, sommet inégalé, lequel serait suivi par une trilogie au cours de laquelle le cinéaste a élaboré une forme filmique inédite, réalisant des poèmes visuels et sensoriels en creusant ses grands thèmes privilégiés avec À la merveille (2012), Knight of cups (2015), Song to song (2017), ainsi que, en 2016, Voyage of Time, sublime documentaire hybride en hommage à la vie et la beauté du monde. Une vie cachée, drame historique basé sur des faits réels, rappelle la continuité narrative de ses films pré-Tree of Life, auquel se mêlerait la forme lyrique et libérée de ses films récents. C’est par exemple l’audace caractéristique de son montage qui permet de faire surgir la vision cauchemardesque d’un train lancé à vive allure, préfigurant les camps de la mort en un éclair visuel. La caméra du cinéaste sait toujours se faire aérienne, comme quand elle épouse le mouvement de la première rencontre du couple et le temps d’une balade à moto, mais elle se rapproche beaucoup, ici, de la terre. Celle dans laquelle les mains creusent, travaillent, frappent, s’exténuent. Les scènes de la vie quotidienne du couple protagoniste ressemblent à des toiles de maître – on pense à la beauté ocre des peintures de travaux des champs de Jean-François Millet. Si le village de Radegund (ce devait être le premier titre du film) a des allures de petit paradis, un lieu de protection tel le quartier de la famille O’Brien dans The Tree of Life, c’est le souvenir des Moissons du ciel qui vient d’abord en tête. À l’intérieur des grands tableaux que compose le réalisateur, la simplicité du geste n’a d’égale que la pureté des paysages. L’utilisation du grand angle exprime la tentative réussie d’englober quelque chose du monde en soi, de l’existence dans son entièreté matérielle et indicible. Paradoxe de l’harmonie entre les hommes et la nature, c’est dans ce même paysage pastoral que résonnera, lors d’une exceptionnelle séquence crépusculaire, la voix d’Hitler, écho lointain, menaçant, qui nous parvient au milieu des roches immuables, celles qui nous survivront de la même façon que la rivière suivra toujours son cours.
Seul dans son village à s’opposer fermement l’Anschluss, Franz est le traitre, pointé du doigt par ses voisins. Que peut changer son action individuelle qui n’aura pas de conséquence sur l’Histoire, et le conduit inévitablement à la mort ? La position marginale que maintient Franz est porteuse en soi d’une intuition morale qui se transforme en conviction. Ce personnage qui ne peut pas faire ce qu’il ne ressent pas comme étant juste ne pouvait que passionner Terrence Malick. Il incarne de façon exemplaire le principe de désobéissance civile défendu par Henri David Thoreau, dont la pensée imprègne l’œuvre du cinéaste, dans son essai du même nom (1849) : « Le fait d’agir sur la base d’un principe, de percevoir et d’appliquer ce qui est juste, modifie les choses et les relations ; c’est un type d’action fondamentalement révolutionnaire, qui n’est conforme à rien de ce qui a pu exister par le passé. » Franz est révolutionnaire parce qu’il dit non. Sa résistance passive, héroïsme peu fréquent dans le cinéma américain, désigne la force d’un acte dicté par une pure volonté d’éviter de cautionner l’injustice jusque dans son idée même. Une fois en prison, on lui propose de signer un papier qui pourra lui rendre sa liberté. « Mais je suis libre », affirme-t-il. La question de la liberté ne dépend pas d’un cadre légal, d’une justice réversible, elle tient à la seule conscience qui anime l’être humain. Encore Thoreau : « Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison. »
Si Terrence Malick livre une ode à la résistance, à l’opposition, à la nécessité de suivre une morale forte et résonante en chacun, ce n’est pas tant en créant quelque écho avec notre temps contemporain mais plutôt en atteignant une profondeur métaphysique et émotionnelle qui transcende justement ce temps-là. L’histoire du film éclaire le destin de cet objecteur de conscience, et raconte en même temps une sublime histoire d’amour. « Le monde est plus fort, j’ai besoin de toi », écrit Fani à son mari. Les échanges épistolaires entre les deux amants structurent le film, lui est en prison, elle reste à la ferme avec leurs trois enfants, offrant un écrin au dire amoureux porteur du récit. Ainsi le film s’attache à construire le cheminement philosophique de Franz qui le mène à devenir martyr, car on sait qu’il s’avance indéniablement vers l’échafaud – ce que nous fera ressentir un troublant travelling avant, évoquant Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick (1957) -, tout en assurant la pérennité d’une passion amoureuse.
Chaque mouvement d’Une vie cachée nous fait ressentir l’histoire de ses personnages dans un souffle inouï, mimétique de leurs cas de conscience – celui de Franz dans sa cellule, cadré en plongée inhabituelle – et de leurs vies intérieures – les retrouvailles du couple présentées par un montage syncopé, disant l’aspiration du corps et l’émotion de l’âme. Aux côtés d’August Diehl, incarnation sensible du héros, la comédienne Valerie Pachner, que l’on a pu découvrir dans des seconds rôles au cinéma (Egon Schiele) ou à la télévision (Bauhaus), est la révélation du film. Qu’elle pleure, rie, travaille la terre de ses mains ou joue avec ses enfants, elle incarne cette femme simplement amoureuse avec physique et grâce, transmettant une charge émotive très rare, qui n’est pas sans rappeler celle que provoquait Jessica Chastain dans The Tree of Life. C’est dire.
À l’intérieur de ce film-cathédrale traversé de part en part par les questionnements existentiels des protagonistes et leurs sentiments, dans leurs joies comme leurs souffrances, un autre personnage attire l’attention, porte-parole du cinéaste comme peu de personnages malickiens l’ont été si directement. Il s’agit du peintre de l’église, qui s’interroge sur son acte artistique et remarque que les images créent des admirateurs davantage que des fidèles. Un jour, il saura peindre le visage du Christ, dit-il, comme une référence subliminale au prochain projet de Terrence Malick, annoncé comme le récit de la vie de Jésus. Une scène fascinante, dans laquelle se fait entendre l’interrogation d’un artiste sur sa propre création, la façon dont il use du pouvoir de représentation. L’un des grands enjeux du cinéma de Terrence Malick est contenu dans cette remarque sur la peinture religieuse et la possibilité de s’approcher de l’idée qu’elle véhicule ; et c’est parce qu’il parvient à mettre en lumière, en image, à faire incarner avec une telle sincérité un mystère proprement insondable et inhérent à notre existence que son cinéma est profondément émouvant.
Une vie cachée / De Terrence Malick / Avec August Diehl, Valerie Pachner, Bruno Ganz, Matthias Schoenaerts / Etats-Unis – Allemagne / 2h53 / Sortie le 11 décembre 2019.
C’est bien un pas de plus franchi par Malick dans sa quête du sublime à l’écran. J’aime beaucoup l’idée d’intuition développée dans votre texte, qui se change en conviction. Elle semble habiter la forme même du film, dans le recoins invisibles de la mise en scène.
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