Rencontre avec : Henrika Kull

Réalisatrice allemande, Henrika Kull était à Paris à l’occasion de la sortie de son deuxième long-métrage, Seule la joie. Nous avons pu la rencontrer et l’interroger sur cette histoire d’amour atypique entre deux travailleuses du sexe dans une maison close berlinoise.

Le film se déroule dans une maison close. Pourquoi avez-vous été attirée vers ce décor particulier ?

J’ai fait des études de sociologie et, en tant que sociologue, on est toujours intéressé par différents milieux. Ce n’est pas pour éprouver des sensations fortes, mais pour me rapprocher de ces gens, pour leur parler, pour essayer de comprendre un processus de stigmatisation à la fois très élémentaire et très complexe. Mon premier film était un court documentaire sur une maison close et après j’y suis revenue, pendant des années. L’endroit m’intriguait. Je ne cherchais pas à y trouver une histoire, mais quand j’y étais, je me disais que cet endroit devait figurer dans un film.

Comment travaille-t-on avec des acteur.rice.s au milieu d’un décor réel, c’est à dire avec en arrière-plan des non pas des figurants mais des personnes qui font leur travail ?

C’était un premier rôle pour les deux. Katharina, l’actrice de Sascha, avait déjà joué, mais jamais dans un long-métrage. En général, j’aime travailler avec des gens qui n’ont pas beaucoup d’expérience. On travaille ensemble sur la biographie des personnages, on va très loin dans leur histoire personnelle. C’est impossible de tourner de façon normale dans un environnement réel, avec des gens réels et toute une vie qui continue à se dérouler autour de nous. La façon de jouer est spécifique, très différente de ce que l’on trouve généralement dans un film de fiction.

Les corps représentés à l’écran sont différents de ceux que l’on a l’habitude de voir dans un film : Celui de Maria est tatoué, celui de Sascha, âgé par rapport aux standards de beauté de l’industrie. Même ceux des clients sont très variés. Qu’est-ce qui vous a donné envie de filmer ce genre de corps ?

Maria et Sascha sont toutes deux très maigres, ce que je n’aime pas particulièrement. Heureusement, j’ai des personnages comme Scarlet, qui a plus de formes. Je suis allée à tellement d’endroits pendant toutes ces années et j’ai vu tellement de corps différents, que je voulais absolument le montrer. Pour elles, c’est un business, elles se connaissent, elles ne questionnent pas tout le temps leur corps. Mais je voulais aussi montrer les clients : il y avait toutes sortes d’hommes, certains très respectueux, d’autres vraiment dégoûtants.

Les couleurs du film sont très douces, très chaudes, il y a beaucoup de tons dorés. Qu’est-ce qui vous a inspirée ?

Je suis vraiment partie du lieu de la maison close : je voulais utiliser un endroit quotidien, normal, et l’élever en quelque sorte, le mettre à un niveau cinématographique, le sortir de l’ombre pour le porter vers la lumière. Il y a cette salle de pause que je voulais représenter parce que j’y ressens beaucoup d’amour. J’y vais encore souvent, pour parler aux femmes, écouter ce qu’elles racontent, ce qu’elles disent de leurs clients. Pour moi, c’est une pièce où les femmes peuvent juste être. Elles étudient, elles jouent à Candy Crush, elles bavardent. Je voulais aussi opposer cette atmosphère intime à la scène de pole dance. On a souvent l’impression dans les films, dans la société, que c’est ok de faire du pole dance mais pas de se prostituer. Mais pour moi, et pour Adam qui a fait les deux, c’est le contraire. Je trouve qu’on ressent beaucoup plus le male gaze dans ces situations, qu’on a moins de contrôle que dans les rencontres personnelles, dans lesquelles on a plus de pouvoir sur ce qui se passe.

© Outplay

Les thèmes qui sont traités ici sont très sombres, mais le titre renvoie directement à l’idée de joie. Comment avez-vous réussi à jongler avec ces deux aspects du film ?

C’était une question d’honnêteté. Pour moi, c’était important de ne pas les montrer comme des victimes, contrairement à ce qu’on a pu voir pendant des décennies. L’année dernière, j’ai vu un documentaire sur le travail du sexe en Allemagne, et tout ce que les personnages racontaient me semblait faux. Les femmes que j’ai rencontrées font tout pour ne pas être des victimes. Bien sûr, il ne faut pas confondre la prostitution légale, comme c’est le cas en Allemagne, avec le trafic d’êtres humains ou la prostitution forcée. Mais quand c’est légal, c’est une question de choix : on peut être caissière dans un supermarché, ou faire ça et gagner plus d’argent. La société peut être dure, violente, mais dans ce monde capitaliste et patriarcal, elles cherchent leur propre  »glück », leur joie à elles. Ca a toujours été le titre du film d’ailleurs : l’idée première était de faire un film qui se demande ce qu’est la joie, ce que sont ces petites îles de joie qu’on se crée.

Les tensions entre les personnages ne naissent d’ailleurs pas de leur travail mais bien de qui elles sont.

C’était très important pour moi qu’elles aient cette différence d’âge, qui permet aussi d’explorer les formes variées de féminisme. Maria est très consciente de son rôle de performeuse. Sascha est plus âgée, elle se concentre davantage sur son indépendance financière, elle vit dans le moment. Je voulais ces deux personnes complémentaires, avec des vues différentes, qui essayaient d’une façon ou d’une autre de  »matcher ». À la fin, le problème n’est pas le travail du sexe mais bien la façon dont on se comporte en société en tant que femme. On vit dans une société qui rend difficile le fait de s’ouvrir les uns aux autres, et c’est quand elles le font vraiment que les problèmes commencent. Il y a un moment dans le film où on entend cette chanson d’Alice Deejay qui demande si on n’est pas mieux seul. Sascha était plus forte dans sa lutte quand elle n’était pas avec Maria, et maintenant elle est confrontée à sa propre vulnérabilité.

Elles paraissent même particulièrement vulnérables quand elles couchent ensemble pour la première fois, alors qu’on les a toutes les deux vues travailler sans hésitation dans la maison close auparavant.

C’était une façon de contraster cette routine du travail du sexe et l’importance de leur rencontre. Je voulais montrer qu’elles ne sont pas blasées, qu’elles peuvent être encore nerveuses, très timides, quand elles en viennent à des choses personnelles. Il ne faut pas idéaliser le travail du sexe : c’est un boulot, Maria est une performeuse, mais dans un monde idéal elle écrirait des poèmes. Elle le fait pour l’argent, et c’est une façon honnête de l’exprimer. Mais quand elle est avec Sascha, c’est important pour Maria de signifier que ce n’est pas une performance, que ce qu’elles sont en train en faire veut vraiment dire quelque chose pour elle.

Propos recueillis par Alma Meillassoux le 2 novembre 2022 chez Outplay, à Paris.

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