Seule la joie

Au cinéma le 2 novembre 2022

© Outplay

Un fast-food berlinois. En fond, des discussions inaudibles et des bruits de couverts. Deux femmes sont assises à une table. L’une d’elles, brune, un anneau dans le nez et des tatouages sur les bras, récite un poème.  »Mon mot pour famille n’est pas leur mot pour famille / Mon mot pour poésie n’est pas leur mot pour poésie. / […] Et je suis une femme en ce sens que je suis faite par dépit. » C’est dans ce décor trivial que la poésie est la plus belle, libre de prendre son envol et de sublimer le lieu comme les personnages.

Ce contraste structure le deuxième film d’Henrika Kull, dans lequel elle déploie une histoire d’amour poétique sur fond de prostitution. Sascha travaille dans une maison close berlinoise ; elle a un enfant, des histoires fugaces avec des hommes. Maria vient d’arriver. Elle est jeune, queer, étrangère, sûre d’elle-même. Le film est encore un peu flottant, mais ses hésitations, son côté presqu’inachevé, contribuent à la création d’une bulle poétique, pleine de fantaisie et de couleurs chaudes, autour des deux personnages.

Filmer la vie d’une maison close est une tâche délicate. La vulgarité ou la morale à deux sous menacent à chaque pas, mais Henrika Kull y parvient avec art et respect. Les employées prennent le métro, bavardent dans la salle de pause, discutent de leurs projets d’avenir. Ce sont des femmes comme les autres, tout simplement. Des scènes de sexe, filmées frontalement, nous rappellent cependant à la réalité de leur situation, mais sans jamais tomber dans l’érotisme voyeur ou le mélodrame. Henrika Kull ne cherche pas à donner des explications. Maria et Sascha n’ont pas de passé qui viendrait justifier leur situation. En se contentant de capturer ce qui existe, Henrika Kull désamorce toute forme de jugement : c’est, et c’est tout.

Cette toile de fond interroge la relation qui se noue entre les deux femmes à travers une question fondamentale : comment aimer quand son corps est devenu marchandise ? Leur histoire est banale, faite de rencontres, de moments d’amour, de disputes. Les personnages ne le sont pas. Maria et Sascha sont étrangères à la société, par leur nationalité, leur différence d’âge, leur homosexualité, leur profession. Lorsque Maria touche Sascha pour la première fois, elle ne peut pas continuer. Elle ne veut pas se sentir comme un client, avoue-t-elle. Elles doivent se réapproprier leur corps, réinventer leurs gestes, définir de nouvelles formes de relation, de nouvelles façon d’aimer. La caméra se penche alors sur leurs regards, échangés, évités, sur des moments fugaces dans un couloir. Dans l’hiver allemand, leurs couleurs brillent comme celles d’une enluminure médiévale, resplendissantes de bleus et de dorés qui réchauffent tout ce qui les entoure.

Loin d’un regard voyeuriste auquel on a pu s’habituer dans des films sur le travail du sexe et les relations lesbiennes, Henrika Kull redonne ici toute leur autonomie aux femmes qu’elle filme. Ce sont elles qui définissent les termes de leurs relations avec les clients dans la maison close, instaurant et conservant des barrières bien précises ; ce sont elles qui ont la pleine possession de leur corps, de leurs gestes, de leurs décisions. Seule la joie est avant tout un film profondément humain, qui rend leur pleine individualité à des femmes trop souvent réduites à un statut d’objet.

Seule la joie / De Henrika Kull / Avec Katharina Behrens, Adam Hoya / Allemagne / 1h20 / 2 novembre 2022.

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