Sans cœur

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C’est un premier teen movie sensible, profondément onirique et poétique que livrent Nara Normande et Tiao. Un film construit tout en métaphores, qui développe une vision de l’adolescence tanguant entre ennui, quatre cent coups en groupe, premiers émois charnels et, surtout, fantasmes à connotation lyrique. Car plus qu’une histoire d’amour entre deux jeunes filles, c’est ce qui la précède que saisit la réalisatrice. Soit les infimes instants, presque anodins en somme, qui structurent et composent une relation à venir. Une période charnière de l’existence où les sentiments sont exacerbés, et où chaque regard, chaque geste, devient puissamment signifiant. 

L’intrigue se situe à la fin des années quatre-vingt dix, dans un village de pêcheurs du Nordeste brésilien. Tamara s’apprête à quitter les lieux de son enfance pour ses études, et profite des derniers moments d’été en compagnie de ses amis. Un jour, elle rencontre celle que l’on prénomme Sans cœur. Un surnom qu’elle doit à la cicatrice qui lui barre la poitrine, marque indélébile d’une ancienne opération, qui fait valser les langues et rebondir les rumeurs : on la croit séparée de son organe vital. Une description mystérieuse qui ne fait que renforcer son aura auprès de Tamara. Sans cœur est immédiatement présentée en lien avec les éléments naturels : comme son père, elle pratique la pêche, et possède ceci de particulier que, lorsqu’elle plonge sous l’eau à la recherche de ses proies, elle croise souvent une raie manta ; une créature à la fois fascinante et occulte, presque hybride tant elle semble voler dans les profondeurs. L’animal vient caractériser l’adolescente : c’est une figure libre, dévouée à son travail, en retrait, mise à la marge (de grès ou de force), et hautement énigmatique. 

Durant la grande majorité du film, le lien qui unit Tamara et Sans cœur est conçu sur la distance, et sur l’opposition, que font ressortir le montage parallèle. L’une profite de l’oisiveté que lui offre le temps des vacances, appartient à un groupe dont il est difficile de la dissocier, découvre sa sexualité ; l’autre travaille dur, sans relâche, afin d’aider son père.

Il y a cette scène forte où Tamara se caresse en regardant un film pornographique représentant un couple de femmes, et est brutalement interrompue par des coups de feu. On vient d’apprendre la mort d’un membre du gouvernement. C’est le politique (montré comme intrinsèquement lié à l’intime) qui frappe à la porte : ici, à cette époque, il n’est pas possible d’aimer qui l’on veut. Pointe alors un questionnement sur la place des lesbiennes – et plus généralement des homosexuels – dans la société, sur le regard que l’on porte sur eux et sur la discrimination dont ils font l’objet. La dénonciation n’est pas montrée par le biais de la protagoniste (qui en est au stade de la découverte de son attirance pour le genre féminin) mais via l’un de ses amis, qui se revendique comme tel, tout en vivant dans la peur d’être découvert. C’est donc, de manière habile et en creux, que l’homophobie se découvre, dans un fil secondaire de l’histoire qui vient pourtant dire de manière crue que l’amour obéit à des lois arbitraires, à un code moral auquel il ne faut pas déroger…

Tamara et Sans cœur composent leur monde ensemble au travers des rêves. Ceux qu’elles font en commun, ceux qui irriguent l’esthétique du film et qui trouvent leur point d’acmé dans une séquence d’une incroyable beauté, scellant leur rencontre, l’entrée dans un monde perçu à deux. Il fait nuit noire, Tamara rencontre Sans cœur sur la plage. Cette dernière l’invite à la suivre dans l’eau, là où les pêcheurs attirent les poissons avec leurs lampes torches. Les deux jeunes filles se retrouvent côtes à côtes, leurs regards se fuient, leurs mains se frôlent. C’est un moment qui ne dit rien de plus qu’un rapprochement physique insignifiant. Mais la mise en scène vient donner une tonalité féérique à ce geste, une charge émotionnelle d’une puissance inouïe : tout se mélange. Les lumières qui dansent, l’obscurité, le visage des adolescentes et les poissons qui bondissent de la mer. Il y a la surimpression, qui vient souligner l’importance de cet instant dans la vie de Tamara, son intensité, et compose encore l’impénétrable personnalité de Sans cœur. C’est un être fait de poésie, qui dit peut-être plus de l’idée que l’on se fait d’une première aventure que de l’aventure elle-même, et qui porte en elle l’incandescence ; comme le crépitement des flammes qui brûlent dans le cœur qu’elle n’a plus, et qu’elle livre à Tamara, d’une toute autre manière. 

Sans Cœur / De Nara Normande et Tiao / Avec Maya de Vicq, Eduarda Samara, Alaylson Emanuel/ Brésil, France, Italie / 1h31 / Sortie le 10 avril 2024.

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