
Il est des cinéastes dont on peut dire sans trop de risques qu’ils sont des maîtres en un domaine. Qu’ils soient maîtres d’un genre (John Ford pour le western, Kurosawa pour le film de sabre), d’un procédé technique (les travellings avant de Resnais, ceux latéraux pour Jarmusch, reconnaissables entre mille) ou d’un effet esthétique et narratif (Hitchcock, maître du suspense). Darren Aronofsky, lui, a prouvé brillamment en huit films qu’il était le maître incontesté du mauvais goût.
Voilà une assertion fort prétentieuse, pense le lecteur, car un tel postulat induit immédiatement qu’il y aurait en art un « bon goût ». C’est-à-dire un modèle, une norme, un canon dont il serait fâcheux de s’écarter. Horreur ! Démon pour tout esthète qui se respecte ou qui aspire à ce titre. Avant donc que le lecteur ne se méprenne, on prendra soin de postuler fermement et catégoriquement qu’en matière d’art, au contraire, ce qui est de mauvais goût n’est certes pas le hors-norme. De fait, pour un Goebbels, un joli bouquet de fleurs valait mieux qu’un Otto Dix. Point Godwin, oups. Revenons à nos baleines.
Le mauvais goût donc, ce serait précisément ce bouquet de fleurs. Bien trop joli pour être beau. Dans The Whale (enfin, on y arrive), rien n’est vraiment joli. On serait même plutôt aux antipodes. Dans un appartement miteux, moite et caverneux, vit Charlie, un professeur d’anglais reclus, souffrant d’obésité massive, auprès duquel on passe une semaine, marquée entre autres choses par l’arrivée soudaine de sa fille, Ellie, qu’il avait abandonnée dix ans plus tôt pour une idylle avec l’un de ses étudiants. Détail tragique : ces quelques jours sont les derniers pour Charlie. Trouvera-t-il la rédemption ?
Passionnant sur le papier. Assommant à l’écran. Et surtout, au risque de se répéter, d’un goût discutable. D’abord parce que Aronofsky, malgré ses intentions coup de poing, ne déroge jamais au « modèle », à un schéma narratif poussivement programmatique, qui ne surprend jamais, qui toujours se vautre dans la réplique la plus évidente – parfois la plus mièvre – ou l’image la plus lisible. Comme une porte qui finit enfin par s’ouvrir et faire entrer la lumière, comme le souvenir d’une sortie à la plage irrémédiablement perdue – ou pas ? -, comme une assiette brisée ou un corps qui s’élève, après un christique « lève-toi et marche » achevant un long chemin de croix. Tout apparaît excessivement solennel, aussi littéral et grossièrement visible qu’un cachalot dans un verre d’eau.
Autre écueil qui fait s’échouer The Whale sur les rives du mauvais goût : sa recherche malhabile du malaise. Là encore, personne n’est assez sot pour dénier à celui-ci sa puissance poétique. Mais le problème ici vient justement du fait qu’on n’est jamais dérangés, seulement affligés devant une scène de branlette quasi fatale ou de gavage gargantuesque, tournée comme une séquence horrifique, ce qui a de quoi questionner dans une œuvre censée interroger notre regard sur l’obésité, ou plus largement, inviter à réviser notre jugement sur l’autre… Bref. Ce qui fourvoie le cinéaste dans l’expression du malaise, déjà mal à propos, c’est une absence d’écart esthétique dans le traitement de son sujet. Pour le résumer (très) schématiquement : ce qui dérange le plus en art, ce n’est pas le blanc, bien sûr, ce n’est pas le noir, évidemment. C’est le gris, le trouble, le discordant. Le lecteur l’aura compris, chez Aronofsky, tout semble trop noir ou bien aveuglément blanc. Un remède à ce vice ? Peut-être l’auteur devrait-il laisser sa bible, de temps en temps, sur un coin de son bureau.
Alors non, de The Whale, on ne sauvera pas grand chose. Hormis Brendan Fraser et l’actrice Hong Chau qui parviennent miraculeusement, lors de rares moments de tendre complicité, à cerner quelques bribes d’émotions dans ce bourbier pontifiant, voyeuriste et pataudement sentimental. Ainsi, pour une durée indéfinie, le grand Aronofsky restera donc pour nous The Wrestler. À moins que The Wrestler, ce ne soit Mickey Rourke.
The Whale / De Darren Aronofsky / Brendan Fraser, Sadie Sink, Ty Simpkins, Hong Chau / U. S. A / 1h57 / Sortie le 8 mars 2023.