
Au départ, le film s’annonce comme le récit d’un changement de vie presque anodin, l’histoire d’un type qui plaque tout et prend la route… mais le bouleversement de la vie de Georges prend une tournure bizarre dès lors qu’il tente de faire disparaître sa veste dans les toilettes d’une aire d’autoroute. Son changement de vie devient soudain changement de peau, il part à la rencontre d’un vendeur qui lui cède l’objet de son désir et le déclencheur de son obsession : une veste en daim.
En entretenant un rapport fétichiste avec son vêtement, Georges semble tenter de se sauver de son isolement, lui qui écoute « Et si tu n’existais pas » à la radio, et à qui sa femme assène au téléphone une ultime phrase de rupture, « Tu es nulle part ». Il a sans doute trop d’orgueil pour se complaire dans sa solitude, lui qui ne cesse d’admirer son « style de malade » devant les miroirs – sa veste à frange lui donne plutôt l’accoutrement d’un cowboy dérisoire. Quentin Dupieux ne filme pas la veste en daim comme un personnage mais plutôt comme un objet que son propriétaire considère comme un ami, à qui il parle, dont il voudrait avoir l’exclusivité. Et c’est ce qui le rend tout à fait singulier. Jean Dujardin, avec son jeu de regards et ses postures faussement imbues d’elles-mêmes, est l’interprète parfait de ce personnage qui fuit sa vie d’avant et devient fou, s’enferme dans son délire, comme un cousin éloigné de Jacques Pora, le looser qui entendait révolutionner le monde de l’entreprise dans I feel good de Gustave Kervern et Benoît Delépine (2018).
Le projet irrationnel du protagoniste est d’autant plus flippant qu’il se situe dans le réel d’une France rurale désertée, et non pas dans un lieu imaginé totalement écarté du monde. Il est insensé mais ancré dans un présent concret. Un petit hôtel de campagne avec des chambres vides et le bar du village sont les intérieurs dans lesquels Georges atterrit, et dispense sa bizarrerie. Son étrangeté parvient à contaminer Adèle Haenel, la serveuse du bar qui se rêve monteuse pour le cinéma. Avec un petit caméscope que lui a offert le vendeur de la veste, Georges tourne des bouts de film et se présente comme un « réalisateur ». Très contente de se voir enfin proposer des images à monter et de rencontrer un « vrai » cinéaste, le personnage d’Adèle Haenel est tout aussi inquiétant. Il donne du crédit aux mensonges de Georges et entre dans son jeu.
Au-delà du décalage comique décliné en gore lorsque le projet de Georges transforme le film en film d’horreur, Le Daim se distingue par son aspect méta-cinématographique, la tendance forte du cinéma de Quentin Dupieux. Elle trouve une manifestation réjouissante car elle évite de donner l’impression agaçante que le réalisateur regarde et critique son propre cinéma, comme cela a pu l’être par le passé. Le dispositif épuré rend d’abord compte d’une diminution essentielle du cinéma réduit au duo du film, c’est-à-dire à la collaboration entre un réalisateur et une monteuse, le cinéma saisi comme un artisanat. Et surtout, Quentin Dupieux confère à ce qui fait cinéma une puissance manipulatrice tournée en dérision. Avec son caméscope, Georges se joue des gens qu’il rencontre dans le seul but de réaliser son désir mégalo, à savoir celui d’être la dernière personne sur terre à porter un blouson. Il y a cette idée, portée à l’extrême (jusqu’au meurtre), selon laquelle tourner un film serait assujettir tous ceux qui participent au tournage à une idée folle. Et la caméra devient l’outil de manipulation par excellence, permettant de soigner (ou pas) la névrose de celui qui filme.
Avec son sujet qui ne prend pas le temps de s’essouffler (ce qui faisait défaut à Réalité), ni ne perd son rythme en tenant la même ligne temporelle tout du long (contrairement à Au poste !, qui noyait son originalité dans des flashbacks insistants), Le Daim est le long-métrage récent de Quentin Dupieux qui trouve sa forme et son ton les plus convaincants.
Le Daim / De Quentin Dupieux / Avec Jean Dujardin, Adèle Haenel, Marie Bunel / France / 1h17 / Sortie le 19 juin 2019.
Je suis bien d’accord, Dupieux ouvre une autre voie dans son œuvre, le Daim est un marqueur essentiel de sa singularité et de sa formidable inventivité.
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