
Comment le réalisateur de la trilogie Very Bad Trip a-t-il bien pu remporter le Lion d’or à la Mostra de Venise, succédant ainsi à Roma d’Alfonso Cuarón ? Il faut croire qu’une filmographie peut prendre des détours inattendus et donner lieu à un heureux événement. Todd Phillips en est la preuve, responsable de l’un des films les plus attendus de la rentrée. S’emparant de la figure du Joker, le pire ennemi de Batman, il imagine ses origines et raconte, surtout, la plongée stylisée d’un homme dans la folie.
Arthur Fleck est un être triste. Entre l’appartement décrépi qu’il partage avec sa mère et son travail de clown, qui l’amène à divertir des enfants dans les hôpitaux ou à porter des affiches publicitaires dans la rue, son quotidien est d’une terrible étroitesse. Le rêve qu’il nourrit saurait peut-être l’en faire sortir : devenir humoriste et participer au célèbre talk-show de Murray Franklin (Robert de Niro). Joker offre une partition glaçante sur le rire. Arthur est un humoriste raté qui ne provoque que des silences gênants lorsqu’il raconte des blagues, pourtant soigneusement écrites dans un carnet. À l’inverse de l’humour peu inspiré des seuls en scène auxquels il assiste et aspire, c’est sous sa face la plus sombre que le rire se révèle en lui. Victime d’une lésion cérébrale, il est pris de crises de fous rires à des moments inopportuns, rythmant les séquences en leur donnant un surcroit d’étrangeté. Vision détonante délivrée par un réalisateur de comédies potaches : le rire, désormais, est celui d’une pathologie.
La noirceur du personnage est indissociable de la crasse de la ville de Gotham, proche de l’apparence du New York des années 1980, où saleté des rues et saleté morale vont de paire. Le premier meurtre commis par celui qui se renommera bientôt lui-même Joker réveille la défiance de la population vis-à-vis des élites politiques. La foule s’empare de l’événement pour se soulever contre les puissants, et le Joker en est, presque malgré lui, le visage – ou plutôt le masque. Dommage que la folie du personnage soit un instant rattrapée par une explicitation psychologique mise en scène avec lourdeur, car elle prend une allure vertigineuse lorsqu’elle revêt le malaise de toute une ville.
Le film doit beaucoup (tout ?) à l’incarnation de Joaquin Phoenix. Grâce à lui, le film parvient à éviter de n’être qu’une copie de La Valse des pantins (Martin Scorsese, 1983) dont il reprend une partie de la trame et des thèmes. Ce rôle s’impose d’emblée pour le comédien comme une occasion parfaite d’adopter une gamme de jeu extrême, ce qu’il connaît bien, mais il n’est pas aisé à aborder tant il s’inscrit dans une lignée d’interprètes talentueux, avec en tête Jack Nicholson (chez Tim Burton) et Heath Ledger (chez Christopher Nolan). À aucun moment, pourtant, cette imposante descendance ne vient troubler la présence à l’écran du Joker que compose Joaquin Phoenix. Dans la lumière des ampoules qui entourent le miroir face auquel il se maquille en blanc, son visage nous regarde avec sa vulnérabilité, sa détresse maladive et sa folie menaçante. Joker raconte l’histoire d’une transformation. Affalé sur son canapé avec la peau sur les os, il adopte l’attitude d’un dandy fier de lui quand il s’habille en costume, se met à tuer et à danser. Le mal découle du mal-être. On oublie l’acteur et on ne voit que le personnage, habité par ses délires extravagants et pétri d’une souffrance exacerbée jusqu’à outrance.
Joker / De Todd Phillips / Avec Joaquin Phoenix, Robert de Niro, Zazie Beetz / Etats-Unis, Canada / 2h02 / Sortie le 9 octobre 2019.
« le mal découle du mal-être », la formule est parfaitement trouvée.
Bel article.
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Merci !
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