
Henry McHenry (Adam Driver), acteur de stand-up, et Ann (Marion Cotillard), cantatrice, vivent un amour fusionnel. Leur relation est d’une telle intensité que lorsque des sentiments contraires s’immiscent dans l’harmonie – la jalousie, la méfiance -, le revers est douloureux. Au sommet de son inventivité formelle, Leos Carax revient avec un film musical qui renoue avec la tradition des opéra-rocks.
On attendait ce film à la production mouvementée depuis au moins quatre ans, et le retour de Leos Carax depuis 2012 et son inoubliable Holy Motors. C’est dire si l’équipe du film l’attendait aussi : l’ouverture fabuleuse d’Annette commente la propre venue au monde du film, son accouchement long mais in fine joyeux. Le premier titre phare de cette odyssée musicale, So may we start, résume l’enfantement tant désiré. Leos Carax dans son propre rôle, les Sparks devant un micro et les comédiens au chant quittent un studio d’enregistrement pour sortir dans la rue en entonnant leur hymne qui nous prépare au décollage.
Alors, on commence. On commence le spectacle, le concert, le cinéma. Annette n’est pas un film de fulgurances. C’est une seule et même fulgurance, un escalier qui n’en finit pas de monter pour nous emmener tout en haut des cimes de sa démesure grandiose, à l’image de la scène surdimensionnée au-dessus de laquelle trône l’enfant-roi Annette au milieu d’un stade surpeuplé. La plupart des dialogues sont chantés et chaque titre rend compte du crescendo dramatique du scénario. D’une déclaration d’amour dans un paysage préservé proche d’un paradis terrestre (comme on n’en voit que dans des mises en scène de théâtre, telle l’ouverture de l’arrière-scène sur laquelle chante Ann) aux cris d’angoisse lors d’un rap de McHenry devant son public, l’opéra romantique se met en place et nous fait vivre toutes les étapes d’une vibrante histoire d’amour tragique.
La puissance de la voix et du corps d’Adam Driver débordent et impressionnent, comme celle de Denis Lavant autrefois chez Carax. Il s’approche en revanche moins des arts de la rue et du cirque que des comiques américains à la Andy Kaufman (que Jim Carrey incarnait dans Man on the moon), devant qui on hésite entre la gêne profonde et le rire au cinquième degré tant il ne cesse de répéter son malaise et sa difficulté à faire rire. Trop d’égo cachant une profonde instabilité… Faille intime qui se répercute alors sur le dos de sa femme. À force de savoir qu’elle s’offre sur scène tous les soirs au public, il veut se l’approprier à son tour. Connecté à l’actualité, Leos Carax raconte à travers cette relation toxique un amour terrifiant. Une parenthèse évoque quant à elle les accusations de harcèlement portées par le mouvement #MeToo sous la forme d’un cauchemar en kaléidoscope.
Pleinement contemporain, Annette n’est pas moins hanté par des fantômes, ceux des morts et de l’enfance. C’est un grand film nostalgique, ce qui transparaît à la fois dans l’apparence même du personnage-titre et dans le traitement d’une imagerie nocturne renvoyant aux rêves et aux angoisses, à la peur de la perte et de s’endormir. Des spectres, il en est question tout au long du film. Celui que l’on est à soi-même, celui de l’autre qui revient mais également ceux du cinéma de Leos Carax : un chauffeur prénommé Oscar en écho à Holy Motors, des scènes en voiture, notamment en limousine qui questionnent à nouveau la place d’un acteur, ici celle de la chanteuse qu’incarne Marion Cotillard.
Malgré les dangers que rencontrent les personnages (physiques, émotionnels ou extérieurs, comme les vagues d’une tempête à la subjuguante beauté artificielle), malgré les personnalités contrariées et la violence qui s’expriment, c’est en même temps un hommage au spectacle qui se dessine. Comédie musicale de Leos Carax, Annette est aussi l’opéra-rock des Sparks, qui apparaissent d’ailleurs brièvement dans un cockpit comme pour nous signaler que ce sont eux les pilotes. Le duo californien aux 25 albums s’inscrit dans la tradition des grands films musicaux initiés par des groupes de rock (The Who avec Tommy, Pink Floyd avec The Wall). Le mariage de leur univers pop-opératique à celui du metteur en scène est fantastique, comme l’est le mariage d’Ann et Henry. La musique restera au cœur des enjeux. Le chant sera toujours un moyen d’expression unique pour se délester des poids, dire et sublimer. La voix de la petite Annette le raconte dans la dernière séquence avec une mélancolie libératrice.
Annette / De Leos Carax / Avec Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg, Devyn McDowell / France-Allemagne-Belgique / 2h20 / Sortie le 7 juillet 2021.
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