Rencontre avec : Denis Lavant

Denis Lavant publie son troisième livre, autobiographie marquée par son amour pour la poésie. ©Luc Valigny Agence Figure

Denis Lavant est un acteur précieux. Rare, et énigmatique. De son lien très fort qui l’unit à Leos Carax depuis les année 1980 jusqu’à ses prestations théâtrales dans la peau de Francis Bacon ou des personnages de Beckett, il se montre à chaque fois sous un jour différent. Difficile d’être plus caméléon. À l’occasion de la parution de son autobiographie Echappées belles (davantage journal poétique que récit chronologique), nous avons eu envie de le rencontrer, pour mieux le connaître et interroger son rapport au jeu. Rencontre avec le plus insaisissable des comédiens français.

Vous souvenez-vous de la toute première fois que vous êtes monté sur une scène ?

Lorsque j’étais au lycée Lakanal, je faisais du théâtre dans un groupe animé par un professeur d’histoire-géographie, Michel Fragonard. On jouait notamment des pièces de Michel de Ghelderode, un grand auteur belge qui a un univers haut en couleur, autour de la Flandre à l’époque de Charles Quint, avec de très beaux personnages. On a monté Un soir de pitié et je jouais le rôle du masque au nez ardent. J’avais un nez rouge, dans une scène de carnaval, et je disais : « suivez mon pif, c’est un fanal ! » À ce moment, j’ai senti que c’était la direction dans laquelle je voulais aller. Avant, j’avais fait un peu de commedia dell’arte, des lazzi et de la pantomime, mais ce n’était pas exactement du jeu.

Pourtant, le jeu semble passer chez vous d’abord par le geste, avant la parole.

Spontanément, j’étais extrêmement doué pour l’expression corporelle. De façon brute. Enfant, je n’arrêtais pas de tomber, de grimper, de m’exprimer avec le corps, et je me méfiais des mots. J’ai commencé à organiser la parole grâce à la poésie, en apprenant des poèmes pour le plaisir, comme Le Bateau ivre ou La Ballade des pendus, et en écoutant des voix de comédiens, sur des enregistrements.

Mais vos influences, ce sont d’abord les acteurs du muet ?

Oui, j’étais très tôt fasciné par le cirque et le burlesque : Chaplin, Buster Keaton, Harpo Marx… Dans ses premiers courts-métrages, Chaplin a une énergie totalement punk, il chute, il se donne des baffes, c’est à la fois très brutal et très jubilatoire. Ce maniement du corps qui rebondit et se tord comme du plastique, ça me parle complètement. Et puis il y a le mime Marceau, aussi, qui parvient à dire beaucoup de choses sans passer par le verbe.

On peut raconter beaucoup de choses par le corps, mais il arrive une limite ?

J’ai eu besoin, à un moment donné, de la parole, car cet espace m’inquiétait et me fascinait en même temps. J’aurais pu faire une école de cirque ou devenir danseur, mais je me suis dit que je pourrais toujours continuer à agir physiquement, indépendamment d’un apprentissage, je faisais tout de moi-même. Or, ce n’était pas le cas avec les mots. J’ai eu besoin de comprendre comment appréhender un texte dramatique. C’est tout un cheminement.

Envisagez-vous le jeu comme un travail ?

C’est mon gagne-pain, mais c’est aussi ma vie. Je n’ai commencé à employer le mot « travailler » qu’à partir du moment où j’ai eu des enfants, pour justifier le fait que je parte le soir et qu’ils me laissent en paix : « J’ai du travail », c’est tout de même plus sérieux que « Je vais aller jouer » ! Mais non, c’est avant tout une nécessité, je ne l’ai jamais envisagé comme un travail. Il y a des moments où je peux en avoir marre, mais tout s’est quand même passé pour moi de façon assez extraordinaire, voire magique. J’ai pratiquement toujours joué, et j’ai commencé très tôt.

Parce que c’était dans votre vie avant de devenir une profession.

Pour vous dire la vérité, faire une activité de saltimbanque correspondait à mon idée sur la manière dont je pouvais me comporter dans la vie, c’est-à-dire comme un poète en activité. Je pouvais marcher sur les mains dans la rue, aller en monocycle au lycée, rester dans ce rapport là au monde de façon permanente. C’est un peu ce que raconte Henry Miller à la fin du Sourire au pied de l’échelle : « si je veux vraiment être clown, autant l’être tout le temps, absolument. »

Pour qualifier le jeu, vous utilisez souvent dans votre livre l’expression de « quête archaïque ». Est-ce que cette approche instinctive entre parfois en contradiction avec l’intellectualité que suppose l’appréhension d’un texte ?

Je lis beaucoup, mais je répugne à n’être que dans un rapport cérébral vis-à-vis d’un rôle. S’emparer à bras-le-corps d’un personnage doit être absolument instinctif. Il y a une certaine tradition européenne, et française, qui veut que les comédiens soient limités au buste, et donc à la parole. Regardez la récompense des Molière : ce n’est que le buste, il n’y a pas le reste du corps de Molière. Et dans le terme « archaïque », aussi, il y a l’idée d’une cérémonie. Cette pratique n’est pas normale, c’est une sorte d’invocation qui demande une énergie différente du quotidien.

Qu’attendez-vous de la direction d’acteur ?

J’ai besoin qu’il y ait un échange et une exigence de la part des metteurs en scène, ce qui manque souvent. Il y a parfois des maladresses, ce n’est pas facile de diriger un acteur ! J’ai besoin qu’on me renvoie quelque chose de ce que je suis en train de produire, et qu’on l’améliore pour m’aider à aller plus loin. Je préfère un metteur en scène qui va me faire avancer plutôt que se contenter d’être satisfait de tout ce que je propose, même si c’est agréable à entendre. Il faut qu’il puisse faire le tri parmi mes propositions, canaliser mon énergie. C’est ce qu’il s’est passé de façon assez simple, et même tacite, avec Jacques Osinski pour notre travail sur Beckett. Dès notre premier spectacle en 1995, La Faim de Knut Hamsun, j’avais repéré chez lui ce regard, cette acuité.

Vous dites souvent qu’il y a eu un avant et un après Les Amants du Pont-Neuf (Leos Carax, 1991). Qu’est-ce qui a changé ?

Je me suis marié et j’ai fait des enfants ! Concrètement, j’ai changé d’état social. Je n’avais aucune attache, à part mes parents, avant Les Amants du Pont-Neuf. J’avais même l’habitude, en commençant un projet, de couper les liens derrière moi, en particulier ceux de mes histoires sentimentales. J’ai attaqué le film avec la conscience que le tournage allait durer très longtemps, et que ce serait comme une descente en enfer. Dès le début, j’ai craint pour ma santé mentale. J’étais dans une sorte d’instabilité psychique, de grande vulnérabilité et de paranoïa. C’était une véritable entreprise de destruction. J’ai joué des scènes sous somnifère… Heureusement que je suis résistant, mais j’ai eu peur, et j’ai essayé plusieurs fois de quitter le tournage. Il a duré trois ans ! Que l’on joue, que l’on tourne ou que l’on soit à l’arrêt, c’était très inconfortable. Et pourtant, il y a eu des moments formidables.

Lesquels ?

Je me souviens de trois nuits passées à cracher du feu, ou des moments d’éthylisme total, comme cette scène dans laquelle j’attends Juliette Binoche en balançant des bouteilles. Une fois qu’on a accepté de plonger dans un état, même poisseux, on y est et tout se passe bien… Le pire, c’était quand le tournage s’arrêtait brusquement. Chaque fois, c’était à des moments où mon personnage était en perdition. Je rends grâce aux gens de théâtre qui m’ont appelé à ces moments de grand péril personnel, comme Peter Brook, qui m’a contacté pour que je joue dans La Tempête de William Shakespeare. Ce grand homme de théâtre m’a regardé avec bienveillance, et ne me considérait pas comme le clochard du Pont-Neuf… Un film, c’est un tel microcosme qu’on peut s’oublier et se perdre. Ce fut tout de même une grande leçon d’humanité et de travail, comme chaque film que j’ai fait avec Leos.

Avez-vous toujours eu confiance en Leos Carax ?

[rires] Non ! Mais ce n’est pas vraiment une question de confiance, c’est au-delà, une histoire nous lie, ainsi qu’avec Juliette et Jean-Yves Escoffier, qui était déjà présent sur les précédents films de Leos. J’ai parfois eu l’impression d’un bras de fer avec lui, et de n’être sûr de rien. L’important, ce n’est pas que je faisais confiance à Leos, c’est qu’il m’avait sollicité. Son regard me tenait, c’était un garde-fou. J’y ai laissé des plumes, mais ce tournage m’a aussi ouvert l’esprit, notamment par rapport au jeu et à la notion de personnage. Contrairement à ce que prétendent nous inculquer les méthodes Stanislavski ou autre Actors Studio, un personnage ne se crée qu’en situation. S’il est humain, il dépasse un contour et ne connaît pas de paramètres restreints.

Comment est née la scène de la course sur Modern Love de David Bowie, dans Mauvais sang (Leos Carax, 1986) ?

Leos écrit précisément les scènes, tout est indiqué. Celle-ci tenait en quelques phrases dans le scénario, quelque chose comme : « Alex sort de la boutique en se tenant le ventre, il se met à courir en se tordant de douleur, de façon de plus en plus acrobatique, en déséquilibre, sur Modern Love de David Bowie. » Avant le tournage, j’ai fait un premier essai filmé sur un parking, puis j’ai collaboré avec une chorégraphe, Christine Burgos, qui m’a aidé à écrire une phrase chorégraphique à partir de ce que j’avais proposé. Ensuite, on est entré dans le tournage, et j’ai oublié la séquence. Puis, un soir, on m’a dit : « demain, on tourne la danse ! » La seule chose à laquelle j’ai pensé, c’est que si je l’avais su plus tôt, j’aurais moins fumé avant ! On l’a tournée sept fois, avec deux ou trois faux départs techniques. Je garde le souvenir d’un grand effort et d’une sorte de challenge. Je vois très bien, à un moment donné, que j’étais débordé par la voiture travelling, obligé d’accélérer pour la rattraper et rester dans le cadre. C’était épuisant. Lorsque la scène a été déclarée bonne, je n’avais plus qu’à faire le retour en courant, sans me soucier de la caméra. C’était des vacances, juste courir pour le plaisir !

Et en changeant de climat… Comment a été conçue la dernière séquence de Beau travail de Claire Denis (2000), dans laquelle vous dansez à nouveau ?

Ah oui, j’y pensais justement. Leos a été le premier cinéaste à percevoir que j’avais un corps de danseur, et Claire Denis a eu envie de me faire danser à son tour. C’est une scène assez improbable. On ne sait pas qui est cet homme en noir : est-ce Galoup dans le civil, un fantasme ou juste un type qui est là ? On a tourné cette scène à Djibouti. D’un commun accord avec Claire, j’ai improvisé tous mes mouvements. Je n’avais rien préparé, j’avais juste infusé l’atmosphère de Djibouti. Les femmes dans la rue, les vendeurs de khat, la misère et la beauté des gens… On a fait deux prises, Claire était très satisfaite. C’était épatant, parce qu’après notre première brouille avant le tournage, on s’est entendu à merveille, c’est-à dire presque sans parler, essentiellement à travers la poésie d’Herman Melville. Sans le préméditer, j’avais fait exactement ce qu’elle voulait, ce moment d’immobilité et de suspens.

Est-ce que le comédien que vous incarnez dans Holy Motors (Leos Carax, 2012) serait le personnage qui vous ressemble le plus ?

Non, pas plus que les autres. Le film de Leos dans lequel je suis le plus brut, c’est dans Boy Meets Girl, parce qu’il y a une rencontre entre mon corps, ma tête et l’imaginaire de Leos, son autobiographie. Holy Motors, c’est plutôt une résultante de tout le travail que l’on a fait ensemble. C’est un cadeau époustouflant. C’est comme si Leos avait fait une métaphore de ma vie. Et en même temps, ce n’est jamais moi, bien que le personnage soit proche de ce que je fais. Le personnage qui m’est le plus proche, en revanche, celui dans lequel je me reconnais le plus, c’est Monsieur Merde, que je joue dans le court-métrage que l’on a tourné à Tokyo. Il est le plus fabuleux à jouer. C’est un personnage que j’avais en moi depuis toujours.

Sentez-vous que vous avez une place à part dans le cinéma français?

J’en suis conscient, et dans le théâtre aussi. J’ai parfois l’impression d’être un ovni. Mais je n’ai pas cherché à faire carrière dans le cinéma, alors que j’en ai eu l’opportunité après Mauvais sang. Je ne suis pas allé vers le star-system pour pouvoir continuer à naviguer avec une marge de liberté, qui est à la fois grande et restreinte. Je n’ai pas les mains liées à un seuil de rentabilité vis-à-vis de la production d’un film, je peux aller faire du théâtre de rue, des lectures, dire de la poésie. J’ai préféré cultiver mon artisanat en jouant au théâtre, en étant confronté à des grands auteurs et en expérimentant. Au théâtre, il y a une plus haute responsabilité du comédien qu’au cinéma, où l’on est soumis à de nombreux choix – à l’esthétique, à la direction, à l’organisation d’un tournage…

Comment vivez-vous l’arrêt des représentations théâtrales ?

Ça me repose de ne pas avoir à jouer les pièces que je devais reprendre ! Mais tout ça commence à bien faire. Je trouve que cette société nie la nécessité du spectacle vivant, qui repose sur un échange fondamental qui a tout à voir avec la spiritualité. Pour moi, c’est aussi important, sinon plus, que les cultes religieux. Les églises sont ouvertes mais les théâtres fermés… On nous prend vraiment pour des imbéciles. Pas seulement nous les comédiens, mais aussi le public, et tous les amateurs de théâtre. Je sens une grande impatience…

Pour reprendre la question que pose Michel Piccoli à votre personnage dans Holy Motors : qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?

Il n’y a rien ni personne qui me pousse à continuer, parce que j’ai toujours en moi ce besoin irrépressible de jouer. De cultiver du jeu, de la fantaisie, de l’excentricité, avec des textes, des instruments de musique… Je lis une pièce qui me donne envie de jouer, je découvre un poème que j’ai envie de lire, je vois des gens dans la rue dont le comportement m’intéresse : j’accumule plein de sensations, de souvenirs, d’idées, de couleurs, de petites émotions. C’est un métabolisme constant.

Propos recueillis par Victorien Daoût le 29 janvier 2021, aux Lilas. Un grand merci à Denis Lavant pour sa disponibilité.

À LIRE : Echappées belles, de Denis Lavant, ed. Les Impressions nouvelles, 2020.

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