
Depuis le superbe Une Affaire de Famille, le cinéaste Hirokazu Kore-Eda a choisi de décentrer son intrigue du Japon. Dans La Vérité, il nous place aux côtés d’une famille profondément dysfonctionnelle mais touchante, dont Catherine Deneuve est le cœur, et les nerfs. Cette année, direction la Corée du Sud en compagnie de Song Kang-Ho (récompensé par le prix d’interprétation à Cannes en mai dernier), chef d’une famille recomposée ou plutôt, recousue. Entre chronique familiale et road-movie, Les Bonnes étoiles est un film dans lequel l’humour n’a d’égal que la tendresse.
Votre œuvre est innervée par le motif de la famille, chacun de vos films proposant une variation sur ce thème central, avez-vous toujours le sentiment qu’il y a davantage à explorer sur ce sujet ? Qu’il reste encore quelque chose que vous n’avez pas cerné au milieu du nœud de complexité qui lui est inhérent ?
À vrai dire, je n’ai jamais le sentiment de faire la même chose, ou bien de faire un film sur la famille à proprement parler. Je ne fais jamais un film pour répondre à la question « qu’est ce que famille ? ». Je crois plutôt que la famille est le réceptacle, le socle à partir duquel je pars pour raconter d’autres histoires. Bien sûr, ces questions ont surtout commencé à me travailler quand je suis moi-même devenu père, c’est à ce moment-là que j’ai réalisé Tel père, tel fils. Dans les films antérieurs à celui-ci, j’avais pour habitude de prendre le point de vue de l’enfant et à partir du moment où je suis devenu père et j’ai perdu mes parents, mon regard à évolué. Même quand on traite d’un thème identique, notre perception et la façon dont on s’approprie ces questionnements changent. J’ai comme l’impression d’avoir comme une grande boîte avec des petits jeux de construction à l’intérieur qui, à force de s’assembler, dessinent une forme, mais au départ je ne sais jamais ce que ça va donner. Il y a toujours des découvertes. L’intention du film, je ne la découvre qu’en le faisant et c’est ce qui me permet de rester toujours autant impliqué et intéressé par ce que je fais. C’est ce qui me motive à continuer. Quand ma place dans la famille changera à nouveau, probablement que mon regard changera encore.
Les différentes personnes avec lesquelles vous tournez forment également une famille, dont vous êtes le noyau. Vous dîtes d’ailleurs que certains de vos films vous ressemblent, et que d’autres ressemblent à des membres de votre équipe. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les dynamiques de travail au sein de cette famille de cinéma ?
Je n’ai jamais décidé de travailler toujours avec les mêmes personnes, ce n’est pas un principe que je me suis fixé. À mes débuts, le chef-opérateur avec lequel je travaillais avait une sensibilité qui était plus proche du genre documentaire, dont je venais moi aussi. Au fur et à mesure que j’ai progressé dans ma carrière, je me suis habitué aux codes de la fiction. Je suis de plus en plus à l’aise avec le découpage des plans, le montage, les champs contre-champs et je deviens donc également plus à l’aise en travaillant avec des personnes habituées au cinéma de fiction. Pour ce qui est des décorateurs ou des ingénieurs du son, par exemple, il se trouve que les gens avec lesquels j’ai démarré ma carrière sont aujourd’hui retraités et je travaille donc maintenant avec ceux qui étaient leurs assistants. Il y a un renouvellement naturel qui se fait, c’est un peu comme dans la famille : des personnes qui partent et d’autres qui les remplacent. Ça n’est donc pas tant une volonté d’être toujours entouré des mêmes que le simple fait qu’il y a une dynamique qui se crée plus naturellement lorsqu’on travaille avec des gens avec qui on a une sensibilité commune. Ça se présente comme ça, plus que je ne le décide.
Rarement votre cinéma n’aura paru aussi romanesque que dans les Bonnes Etoiles. Vous tissez nombre de de fils narratifs, autant que de personnages, et vous mêlez des genres très différents : était-ce un défi créatif ?
Une chose est sûre : je n’avais pas la volonté de faire un mélange de genres parce que je n’arrive pas du tout à réfléchir en termes de “genres”. J’avais envie de raconter l’histoire de personnages qui ont chacun des passés, des vies assez différentes et qui se retrouvent ensemble, dans l’habitacle de la voiture. Mais il fallait qu’on puisse percevoir d’où ils venaient et donc il a bien fallu développer chacun des personnages de façon à ce que le spectateur ne soit pas totalement perdu. C’est pour cette raison qu’il y a beaucoup de temps qui est consacré à chacun, cela s’est imposé parce que j’avais envie de pouvoir bien situer les personnages avant de pouvoir raconter leur histoire. J’ai plutôt conçu le film sur une échelle chronologique : au début du film, le spectateur adopte le point de vue des policières, on se place vraiment à côté d’elles. Alors, comme elles, on a ce regard extrêmement critique, plein de préjugés, un peu erroné sur la situation. Ensuite, il y a des marqueurs de temps, par exemple un nouveau personnage embarque dans la voiture au milieu du film, puis aux trois quarts, on arrive à Séoul. Le pari était de voir jusqu’où je pouvais faire durer cette idée de préjugés et à quel moment le spectateur, un peu en avance sur le personnage de la policière, réalise qu’il y a d’autres enjeux et a envie de dire à cette policière « mais non, vous vous trompez ! ». C’est comme ça que j’ai voulu construire Les Bonnes étoiles : ce n’est pas tant une histoire de genres que de cohérence à l’intérieur du film.
Vos personnages se distinguent souvent par la grande ambiguïté qui les caractérisent : ils sont bienveillants, généreux mais pourtant leurs actes vont à l’encontre de la morale. Ce faisant, ils suscitent l’empathie des spectateurs et leur réprobation. Brouiller les repères moraux et malmener les certitudes des spectateurs, c’est un principe chez vous ? Doit-ce être la visée de l’œuvre d’art ?
Oui, je suis tout à fait d’accord avec ça ! Même si je ne sais pas si je peux employer des mots aussi forts que « l’art » et dire si ça doit servir à ça… En tout cas, j’aime les films comme ça, les films qui provoquent cet effet là. J’ai envie de faire des films où, une fois que le spectateur sort de la salle, il voit le monde d’une autre manière, il voit des choses qu’il n’avait jamais vues jusque là, il a l’impression que le ciel à changé de couleur. L’ayant déjà vécu en tant que spectateur, je sais que c’est possible.
Cette ambiguïté survient également dans votre mise en scène, notamment lors de séquences d’aveux qu’on dirait entravées : quand Shota nomme Osamu “papa” sans qu’on parvienne à l’entendre à la fin d’Une Affaire de famille, ou lors de la déclaration d’amour dans Les Bonnes étoiles où Dong-Soo masque les yeux de So-Young. Pourquoi ces choix ?
Je crois que c’est ma propre pudeur qui transparaît à travers ces scènes. À chaque fois que j’écris un scénario, je commence par le faire lire à mon équipe technique : on fait ce qu’on appelle une « lecture d’équipe ». On est tous autour de la table et chacun se voit répartir un rôle. Dans mes scénarios, il y a souvent des répliques très personnelles et leur lecture me met mal à l’aise. C’est pourquoi soit je les enlève, soit je les réécris un petit peu, soit je les détourne, en utilisant des subterfuges comme ceux que vous avez cités.
Dans vos films, et c’était particulièrement vrai pour La Vérité ou The Third murder, la vérité et le mensonge s’enchâssent continuellement. Quel est votre rapport à la vérité dans l’art ? Pensez-vous que pour s’approcher de la vérité, il faille en faire le deuil ?
C’est une question difficile… J’ai envie de vous répondre : c’est vrai ! (Rires). Disons que le monde n’est pas constitué que de vérités, il est même constitué majoritairement de mensonges, de quiproquos ou même de choses cachées. Donc je ne sais pas si c’est si intéressant que ça, de chercher la vérité à tout prix. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux plutôt s’intéresser au reste ?
Propos recueillis par Chloé Caye et Albin Luciani, et traduits par Léa le Dimna, le 30 novembre, à Paris.