
Gu Wentong est un critique culinaire que nous n’avons pas le temps d’apprendre à connaître avant de plonger au cœur de son quotidien, de son intimité ; ni l’un, ni l’autre n’étant particulièrement mouvementé. Zhang Lu construit son film autour d’un protagoniste passif, qui attend, qui regarde ceux autour de lui qui viennent et vont. Tant que ce flux humain ne cesse pas et que le point rougeoyant au bout de sa cigarette ne s’éteint pas, Gu est heureux à Beijing.
Tout arrive à Gu sans qu’il le décide mais sans qu’il s’en plaigne non plus. Il déambule dans la ville, en attente de ces rencontres fortuites, de ces fragments d’autrui qu’il perçoit. Ses trajets sont aléatoires : de gauche à droite, de droite à gauche, vers sa nouvelle amie, vers sa fille ou vers son père, vers la campagne ou vers le cœur de Beijing. Pourtant aucun lien ne se crée entre eux, car ce à quoi le réalisateur associe véritablement ses personnages ce sont des types d’architecture, des bâtiments, des ruelles citadines ou des passages en bord de mer.
Or si Gu était un monument, il serait la Pagoda Blanche. La tour, au design excentrique, est connue à Beijing pour ne pas avoir d’ombre, peu importe l’emplacement du soleil. Une ombre c’est ce qui nous attache au monde autour, ce qui nous projette sur les murs, sur le béton, sur le sable. Ne pas en avoir équivaut à ne pas avoir de physicalité. Gu n’a jamais de relations physiques avec qui que ce soit car il est trop poli pour dire qu’il aimerait avoir des relations physiques. C’est un personnage pour qui les les échanges sont verbaux, si ce n’est pour certains rapprochements dansés : sur des dalles noires et blanches, un jeu d’échecs interminable se joue. Les mouvements des pions ne se font pas selon les règles, car chez Zhang Lu, les personnages avancent avec des pas de danse.
Mais ne pas avoir d’ombre c’est aussi de pas avoir de trajectoire, ne pas pouvoir déterminer d’où l’on vient et où l’on va. Les allers-retours non rectilignes, spontanés et sans destination de Gu évoquent ce manque de repères visuels, avec lequel le cinéaste joue. Les ombres des personnages apparaissent et disparaissent de l’écran, tout comme eux apparaissent et disparaissent de l’intrigue. À Beijing, le protagoniste est une sorte de fantôme à l’âme complètement opaque ; un mystère, mais, malheureusement pour lui, pas l’un des plus intrigants. The Shadowless Tower est un film contemplatif non pas d’un environnement mais des êtres. Zhang Lu filme délicatement des élans refrénés et des destinées déviées. Comme une radiographie qui ne montrerait ni les muscles, ni les os mais les mots retenus au fond du cœur, coincés au milieu de la gorge ou suspendus au bout des lèvres.
Une forme de symétrie, ou du moins de récurrence, dans la construction de l’histoire et dans la composition visuelle laisse entrevoir ce qui aurait pu être. Si une grande mélancolie émane du film, elle n’empêche pas la constante présence d’un humour caressant. Les questions et réponses dans le dialogue s’enchainent avec vivacité. Les mots, les images et les sons sont autant de partenaires dans la chorégraphie minutieuse que mène le réalisateur et son comédien principal, Xin Baiqing. En créant une chaine de corrélations charmantes et de coïncidences magiques, Zhang Lu danse les louanges des croisements de vies qui se jouent dans les carrefours de la ville.
The Shadowless Tower est une œuvre d’une adresse impressionnante et d’une poésie folle que Zhang Lu fait culminer dans une séquence renversante : en dansant dans les bras de son père, Gu regagne cette irrépressible curiosité enfantine et le questionne sur tout, sur rien. Parfois, même les adultes ont besoin qu’on leur dise par où il faut aller.
The Shadowless Tower / De Zhang Lu / Avec Xin Baiqing, Huang Yao, Tian Zhuangzhuang, Nan Ji et Wang Hongwei / 2h24 / Chine / Prochainement au cinéma.