
Un matin, lorsque parut l’aurore aux doigts moroses en pays d’Amérique, parfois autrement appelé pays des déglingués, un jeune cinéaste songea : « et si je racontais l’Odyssée, telle qu’un Freud sous kéta, meth et subutex l’aurait imaginée, avec un Ulysse dépressif dopé aux cachetons, que son errance trop longue aurait frustré sexuellement au point d’enfler colossalement ses testicules, et dont le retour au foyer serait une corvée subconsciente, sa mère ayant remplacé Pénélope, une mère araignée, sadique et dévoreuse ? ». Alors, elle est pas belle l’idée ?
On reconnaîtra du moins qu’il y en a de l’idée, qui dissipe les auspices ombrageux sous lesquels s’appréhendent le souffle actuel du cinéma américain. Si l’œuvre déroutera peu le spectateur initié, familier des récits borgesiens, des labyrinthes mentaux où le fantasme imprègne toute la texture du monde, force est de constater sa singularité, qui tient à un curieux choix de registre : celui de traiter sur le mode épique un drame profondément intime, niché dans les méandres du ça. Plusieurs topoï de l’épopée y passent ; tant le motif du retour au pays natal que la violence excessive, les oracles, et même les monstres. Seul manque le héros, tout ce que n’est pas Beau, angoissé pathétique en fuite, prisonnier de sa mère et de sa culpabilité. Ces motifs, Ari Aster prend un malin plaisir à les tordre, les maltraiter, autant qu’il s’amuse sadiquement, et jusqu’au boutisme, à tourmenter son personnage.
Pointe alors l’intelligence troublante du film, en ce qu’il parvient à déranger moins par ses effets et ses péripéties que par son ambiguïté de ton, sa distance ironique constante, délicieusement corrosive. Car dans les moments les plus graves, les plus tragiques, le rire, jaunâtre et sardonique, guette toujours, prêt à bondir sans crier gare. C’est cette instabilité, ce goût d’Aster pour l’écart, touchant un spectateur dès lors moins sûr de ce qu’il doit sentir, qui fonde la dimension éminemment baroque de Beau is afraid, en plus de la théâtralisation franche de son univers fictionnel dément et cauchemardesque. Une déréalisation qui corollairement achève de nuire à l’émotion, ne suscitant plus le choc, lequel se pare progressivement du costume de l’ennui, aidé par quelques outrances assommantes. Car non Ari, un pénis géant à grandes dents, ce n’est pas très marrant.
Dommage encore que l’auteur abuse des symboles qui alourdissent une mise en scène déjà riche en effets – une statuette brisée, une araignée mortelle (la mère, sans doute ; la folie, aussi) – ni une trame à l’architecture aussi cohérente que poussive, dans son déroulement comme son contenu. Étirer sur cinq parties et trois heures ce que les vingt premières minutes ont déjà exprimé, il fallait oser. Et du culot, Aster n’en manque surtout pas. C’est aussi ce qui l’incite à boucher toute issue pour son personnage irrémédiablement enchaîné. Étouffé par son ascendance, noyé dans ses anxiétés.
Nouvelle bigarrure de cet objet étrange : ce sentiment de l’interminable résonne avec l’état dépressif dans lequel Beau est enfoncé. Ce calvaire presque infini, cette mécanique redondante et harassante, renforce enfin le grotesque qui révèle le projet satirique et réflexif du cinéaste. Derrière le portrait expressionniste des névroses d’un homme et d’une société hantée par l’obsession rétrospective, l’angoisse du néant, la peur de l’autre et de la mort, transparaît de bout en bout la raillerie du schème psychanalytique. Un peu vain ? Peut-être. Mais une idée qui confère à ce Beau is afraid une insolence exaltante.
Beau Is Afraid / De Ari Aster / Avec Joaquin Phoenix, Nathan Lane, Amy Ryan, Stephen McKinley Anderson / 2h59 / U.S.A / Sortie le 26 avril 2023.
Vu d’ici, ça ressemble quand même un peu à un de ces délires conceptuels façon Lars Von Trier. Et ça n’est pas forcément bon signe…
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C’est différent. Le film se prend moins au sérieux qu’un Lars Von Trier…
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