« S’il est une tentation à laquelle aucun cinéphile ne résiste jamais, c’est bien celle de la liste. La liste est le nom de sa maladie ». Qui d’autre mieux que Serge Daney pour justifier cette manie de la liste, du top annuel, qui nous atteint au même degré que nos confrères ? Alors qu’une nouvelle année commence, qu’on espère riche en grands films (quart de siècle oblige), nos rédacteurs se sont attelés au classement de leurs coups de cœur de 2024, du plus au moins chéri. Comme il n’est pas aisé de se distinguer, beaucoup de films cités l’ont été par la plupart des rédactions spécialisées, tels Miséricorde, Le Mal n’existe pas, May December et bien sûr La Zone d’intérêt, dont les innombrables occurrences confirment son statut d’événement. Quelques œuvres moins commentées se sont toutefois frayées un chemin, on en sait gré à nos auteurs, comme Knit’s Island, Universal Theory, The Sweet East ou les amples et impressionnants Jeunesse ou Eurêka. Et au milieu de tout ça, la présence des clivants Mégalopolis et The Substance, signes d’une année que beaucoup ont jugée au mieux bigarrée, mais non moins audacieuse. Aventureuse. De bon augure, qui sait, pour le cinéma, alors qu’on se réjouit quoiqu’il en soit de voir la fréquentation des salles reprendre quelques couleurs.
Franck, laissé seul dans la nuit sombre, face au corps inerte de son ami assassiné : cette image, dernier plan de L’Inconnu du lac, semblait déjà marquer l’apogée d’un certain trouble existentiel qu’Alain Guiraudie vise depuis longtemps. Que filmer donc après la tombée de la nuit et la mort de toutes choses ? Plus de dix ans après, Miséricorde apporte quelques éléments de réponse.
Alain Guiraudie déboule sur la scène du cinéma français au début des années 2000. À travers une exploration pittoresque du territoire français, il nous propose des personnages aussi touchants qu’inquiétants. Le cinéaste provoque visions mystiques et rires francs avec la même impudence. Son nouveau long-métrage Viens je t’emmène sort ce mercredi au cinéma.
Quel était le point de départ de Viens je t’emmène ? Était-ce plutôt les attentats ou cette notion de vivre-ensemble ?
Alors ça, ça m’est toujours dur d’y répondre… Pourtant, la question revient beaucoup ! Je pense que je voulais faire un film sur l’époque. On ne peut pas dire que mes films soient d’une actualité brûlante donc là, je m’étais dit qu’il fallait en parler. Je pense aussi que les attentats ont été un gros traumatisme et je me demande toujours pourquoi on arrive pas à en parler, de ces traumatismes. Pourquoi on a mis tant de temps à parler du sida, par exemple ? Moi le premier, d’ailleurs. Je n’ai jamais vraiment traité le sujet, je l’ai évoqué. Les attentats, depuis New York en 2001, ce sont aussi des événements qui impriment nos vies. Tout comme la réduction des libertés qu’ils entrainent… C’était important d’en parler mais pas que de ça. De toute façon, je ne sais pas prendre un sujet et le traiter, ça ne m’intéresse pas vraiment. L’idée était de parler de l’époque, avec mon regard à moi, un peu singulier.
Il est en effet difficile de rattacher vos films à un genre précis. On aurait du mal à les définir exclusivement comme des comédies, des films à enquête ou encore comme des satires sociales. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que j’ai toujours hésité. Depuis que j’ai commencé à avoir l’idée de faire du cinéma, j’ai toujours hésité entre faire des films sociaux ou politiques. Le cinéma politique m’a toujours intéressé, ainsi que les comédies ou les films fantaisistes… Dans mes goûts, quand j’étais jeune adolescent, il y avait Yves Boisset ou Costa-Gavras d’un côté et Luis Buñuel et David Lynch de l’autre. Luis Buñuel était un vrai exemple pour moi, dans le sens où il arrivait à relayer du social, une forte teneur politique avec quelque chose de l’ordre du surréalisme, de la fantaisie et de la joyeuse déconnade aussi ! Je pense que c’est ça qui m’a conduit à ce mélange. Très tôt je me suis dit : « il me faut de l’air, il me faut un ailleurs, il me faut un cinéma qui me laisse entrevoir un peu plus que juste une réalité sociale ». Notre petit quotidien, c’est assez chiant ! J’ai envie d’être sérieux, j’ai envie de me marrer : j’ai envie des deux.
Cela prend parfois une forme ludique, presque comme un conte.
Oui, il faut s’amuser. Vous savez, normalement, il y a des séquences obligatoires pour qu’on comprenne la chose. Mais j’essaie de m’en passer. Car je me suis toujours dit que si des séquences qui m’emmerdaient, je ne les écrirais pas.
Une chose dont vous semblez ne pas pouvoir vous passer c’est le territoire. Il occupe une place centrale dans votre cinéma : Pas de repos pour les braves dans le sud-ouest, Albi avec Le roi de l’évasion ou le Cap d’Agde pour L’inconnu du lac, et Rester vertical en Lozère. Là nous sommes à Clermont-Ferrand, pourquoi avoir choisi cette ville ?
Le cinéma d’Alain Guiraudie est souvent associé aux territoires qu’il filme : une enquête qui remue les milieux gays naturistes du cap d’Agde, une histoire d’amour périurbaine aux alentours d’Albi ou encore une forme de mysticisme de la solitude dans la Lozère. Ce film ne fait pas exception. Voici la comédie noire dans la ville grise.