
Dans le très personnel Aftersun, Charlotte Wells imagine des vacances entre un père et sa fille, en Turquie. Ce que l’enfant prenait pour une désinvolture amusante ou des sautes d’humeur surprenantes chez son père deviennent autant de preuves criantes de son profond mal-être.
À première vue, la relation entre Sophie et Calum est simple, spontanée. Mais pour ce dernier, la spontanéité est le fruit d’un travail acharné, constant, envahissant. Le rôle du père et celui de l’homme ne sont pas peut-être pas compatibles. Charlotte Wells multiplie les points de vue sur son personnage, qui se brise et se fractionne sous nos yeux. Il y a ce que perçoit Sophie, ce que la caméra de Sophie perçoit, ce que le spectateur perçoit et, enfin, ce que la caméra de la réalisatrice perçoit. L’image que nous avons de Calum nous revient comme à travers un kaléidoscope : aux couleurs pastels de la Turquie se superposent des supports, des formes et des émotions qui se déploient, qui prolifèrent, inlassablement.
Le spectateur assiste à ce déchirement : il est témoin invisible et interprète privilégié de l’intimité de Calum. Une intimité que Sophie, vingt ans plus tard, tentera de percer et que Charlotte Wells tâchera d’inventer. Loin de toute forme de clichés narratifs ou esthétiques sur les jeunes parents célibataires, la cinéaste dresse un portrait renversant d’un homme au bord du précipice. En mélangeant passé et présent, nostalgie et impatience, souvenirs et images, elle saupoudre son film d’indices indiscernables pour des yeux d’enfants mais qui, avec une perspective adulte, se révèlent. Son désir de compréhension, de communication – voire de communion – avec son père va jusqu’à souhaiter avoir eu le même âge, au même moment. Pour avoir pu voir, avoir pu comprendre et avoir pu réagir. Une occasion touchante que la réalisatrice offre à ses personnages, en musique : « love dares you to care for the people on the edge of the night ».
Avec une grâce épurée, l’œuvre de Charlotte Wells distille un sentiment de tristesse délicate et de tendresse bleutée. Il y a quelque chose de l’ordre du miracle dans Aftersun : cette figure de père, aux contours flous, discontinus évoque plus qu’elle ne représente ; elle est novatrice mais étrangement familière. L’excellent Paul Mescal donne vie à ce personnage tout en contrastes, tout en reflets, et, avec son aide, la réalisatrice nous accueille dans son intimité en nous autorisant à y projeter un peu de la notre. Un film d’une beauté étonnante et, plus encore, d’une absolue rareté.
Aftersun / De Charlotte Wells / Avec Paul Mescal et Frankie Corio / Royaume-Uni / 1h42 / Sortie le 1er février 2023.