Après le tournage de Cléopâtre, Mankiewicz avait déclaré qu’il ne réaliserait plus qu’un film avec deux acteurs dans une cabine téléphonique. C’est presque chose faite avec Le Limier, huis-clos avec lequel il termine volontairement sa carrière (il meurt vingt ans plus tard). Dans cet ultime film, le réalisateur d’Ève et Jules César resserre son terrain de jeu cinématographique à l’extrême, à la limite de la théâtralité. Le Limier est une tragédie en trois actes. Trois coups de théâtre, un lieu, deux personnages. L’un est un écrivain reconnu et bourgeois, l’autre est un coiffeur issu d’une famille d’immigrés italiens. Andrew Wike (Laurence Olivier) et Milo Tindle (Michael Caine) se rencontrent pour la première fois mais se connaissent pour une simple (mais déconcertante) raison : Milo vient demander à Andrew la permission d’épouser sa femme Marguerite dont il est l’amant. Pourquoi devaient-ils se rencontrer ? Andrew a invité Milo dans sa somptueuse demeure pour lui proposer un marché : simuler un vol de bijoux. Milo les revendra et pourra alors répondre aux goûts luxueux de sa nouvelle compagne, et Andrew empochera l’argent de l’assurance.
On sent la toute-puissance du metteur en scène à diriger ce véritable jeu de massacre. Jubilant comme le romancier lorsqu’il narre ses intrigues policières. Marionnettiste tirant les ficelles d’un duel dont personne ne sera vainqueur, si ce n’est Mankiewicz lui-même, trompant le spectateur jusque dans le générique. Même l’image peut mentir… Tout est manipulation dans Le Limier. Dès la première scène, lorsque Milo doit emprunter un labyrinthe pour rejoindre Andrew, c’est toute une spirale qui se met en place. Impossible de faire marche arrière, tout est déjà enclenché. Les deux hommes vont devoir anticiper, surprendre et frapper encore plus fort s’ils veulent remporter la partie. Une réplique équivaut à un coup de pistolet, il n’y a pas de balle à blanc. Grâce à l’écriture d’Anthony Schaffer, qui était déjà l’auteur du génial Frenzy d’Alfred Hitchcock, la moindre phrase, allusion, subtilité de langage est un indice qui fait mouche et prend sens – le « very funny » de Milo devient « very amusing » dans la bouche de l’inspecteur Doppler.
Chez le solitaire Andrew Wyke, le jeu est omniprésent. Sa demeure est peuplée de mannequins et d’automates, compagnons de vie à la fois effrayants et captivants. L’un d’eux est presque doué de conscience, il applaudit et rit lorsque l’écrivain lance une pique à son adversaire. L’image d’un homme déshumanisé, réduit à agir mécaniquement. Dans une ultime vision, Michael Caine est lui-même filmé comme un automate, au rire machinal et figé… N’allons pas plus loin, car on pourrait placer le dernier panneau des Diaboliques à la fin du Limier « Ne soyez pas diaboliques ! Ne détruisez pas l’intérêt que pourraient prendre vos amis à voir ce film. Ne leur racontez pas ce que vous avez vu. » Et vous n’avez encore rien vu.
Le Limier / De Joseph L. Mankiewicz / Avec Michael Caine, Laurence Olivier / Royaume-Uni / 2h18 / Sortie le 18 avril 1973.