
Rodrigo Sorogoyen fait partie des nouveaux grands cinéastes espagnols. Après le polar Que Dios nos perdone (2016) et le thriller politique El Reino (2018), il revient demain au cinéma avec Madre, un drame dans lequel une femme dont l’enfant a disparu se lie à un adolescent, qui pourrait avoir l’âge son fils. Rencontre.
Madre est le prolongement d’un court-métrage que vous avez réalisé en 2017. Comment s’est passé le travail d’adaptation ?
Pour moi, ce n’est pas vraiment une adaptation. Le court-métrage a donné la première scène du film, et j’ai imaginé de manière tout à fait libre ce qui pouvait se passer dix ans plus tard. C’est un scénario original, et le court-métrage n’est que le point de départ. Mais c’est drôle car cette année, aux Goyas [l’équivalent des César en Espagne, ndlr], on s’est retrouvé dans la catégorie du meilleur scénario adapté. Nous avons soutenu qu’il s’agissait d’une œuvre originale, mais le règlement des Goyas stipule que si on se base sur un matériau préexistant, on fait partie de la catégorie des adaptations.
La comédienne Marta Nieto jouait déjà dans le court-métrage. A-t-elle participé au développement de Madre ?
Elle n’a pas participé à l’écriture du scénario. Avant de lui proposer le rôle, j’avais vu en elle quelque chose de très intéressant. Elle pouvait apporter sa force, sa sensibilité et son expérience. Quand on a fait le court-métrage, elle ressemblait au personnage, étant célibataire et mère d’un enfant de six ans. Elle n’avait donc qu’à imaginer comment elle se serait comportée, sans avoir à composer un personnage. Le court-métrage est très intense, mais il a été, pour elle, plus facile que le film, qui demandait une vraie composition. Jamais elle n’a eu à vivre ce que ressent son personnage.
Vos trois derniers films sont de genre très différents : polar, thriller politique, drame personnel. Est-ce que vous pensez vos films en terme de genre ? Qu’est-ce que cela implique dans votre travail ?
Je crois que cela implique que je veux chercher tout le temps, je veux changer tout le temps. Sinon, je me lasse. En fait, je m’ennuie devant les films des réalisateurs qui ne se renouvellent pas. C’est comme un journaliste qui me poserait toujours la même question, on finirait par ne plus parler de rien. Je ne veux pas que le spectateur attende de moi le même film à chaque fois. En Espagne, El Reino a été un grand succès, et plein de personnes sont passées à côté de Madre. Mais ce que je veux surtout éviter, c’est la répétition.
Dès le début du projet, avez-vous tout de suite su que vous alliez faire un drame, ou avez-vous pensé à faire un thriller ?
Difficile de vous répondre. Avec Isabel Peña, ma co-scénariste, on savait qu’il s’agissait d’un drame avec des éléments de thriller et une histoire d’amour. On ne localisait pas vraiment le genre du film. Chaque fois qu’on pensait savoir, on se rendait compte qu’on ne le savait pas. Il faut dire qu’en Espagne, les films sont très formatés, très fermés sur un genre précis. En France aussi, je crois. Je parlais de cela hier avec Marina Foïs. Chaque fois qu’un film change un peu et mélange plusieurs genres, il est considéré comme un peu spécial en Espagne. En tout cas, nous, on voulait faire un drame-thriller-romantique.
Aviez-vous en tête, avant le tournage, une idée de la coloration que vous vouliez donner au film ? On peut penser aux couleurs des peintures d’Edward Hopper par exemple.
Mon processus de travail consiste à me rendre compte des choses petit à petit. Je ne décide pas à l’avance. Je crois que la scène la plus Hopper du film est celle avec Anne Consigny dans le bar, mais ce n’est pas quelque chose à laquelle j’ai réfléchi six mois plus tôt. Ce qui est génial, c’est quand cela s’introduit de façon naturelle. Tu peux aussi commencer un film avec des intentions et finir sur autre chose. C’est ce que j’aime beaucoup avec le cinéma. Si j’avais déjà tout en tête dès le départ, je m’ennuierais. Je préfère m’enrichir de toutes les personnes que je rencontre, des lieux que je visite.
Avec quelle cinéphilie avez-vous grandi ?
J’ai des références très typiques. D’abord les films des années 1990, quand j’étais enfant, puis les films américains des années 1970 quand j’étais adolescent. En même temps, j’ai regardé les films que l’on voit quand on est étudiant : la Nouvelle vague française, le Nouveau réalisme italien, Bergman, Buñuel, Hitchcock, Kubrick… Ce sont des références très classiques.
Vous privilégiez les plan-séquences dans El Reino, il y en a aussi dans Madre. Pourquoi ce choix ?
Dès mon deuxième film Stockholm, j’ai commencé à accorder de l’importance aux plan-séquences. Je me sens très à l’aise avec cette technique, pour deux raisons principales. Un, c’est très pratique parce que l’équipe est très concentrée. Tellement concentrée. Je n’ai jamais vu une équipe aussi concentrée qu’au moment du tournage d’un plan-séquence. Ensuite, il faut toujours savoir pour quelle raison on en fait un, ça ne doit jamais être un acte gratuit. Cela m’est peut-être arrivé quelques fois, mais je suis tout le temps en train de chercher un sens à ce geste. Pour moi, le film Birdman d’Alejandro Gonzalez Iñarritu est techniquement incroyable, mais je me sens extérieur quand je le regarde à cause du plan-séquence, parce que je me demande tout le temps comment les prises ont été réalisées. Je suis en train de parler avec le réalisateur au lieu d’être avec le personnage. Donc je crois, avec toute mon humilité, que ce n’est pas la meilleure façon de faire. Mais il est libre, et il était sûrement en train de chercher. Il continue d’ailleurs à faire des films excellents. En revanche, je crois que le plan-séquence est la meilleure forme car elle imite la vie.
C’est le temps présent.
Exactement. C’est pour ça que j’ai tourné mon court-métrage Madre en un seul plan. Tu es là, dans la chambre, avec elle, et chaque seconde qui passe, c’est une seconde de tragédie et de tension en plus.
En revanche, après le première séquence haletante et l’ellipse qui s’ensuit, le film dégage beaucoup de sérénité.
Oui, je crois que c’était obligatoire d’avoir cette pause, d’abord pour le spectateur, ensuite pour le rythme du film et enfin pour le rythme interne d’Elena. Cela permet aussi de donner la sensation que dix ans se sont écoulés. Il faut prendre le temps de comprendre où est l’enfant, se poser les questions sur ce qu’il s’est passé. Aussi, la vie d’Elena est très calme. Chaque fois que Jean entre dans sa vie, je bouge la caméra. Par exemple, je commence avec elle sur la plage avec une steadicam [caméra permettant d’avoir une image en mouvement très stable, ndlr]. Mais si la caméra bouge, c’est parce que Jean va arriver. Et quand il est là, il y a des coupes, des interruptions, parce que pour Elena, dans sa tête, quelque chose s’est interrompu. Mais dans les scènes d’après, dans le bar ou dans son appartement, la caméra n’est plus en steadicam mais sur trépied. Elle est fixe car sa vie est arrêtée. On fait des petits mouvements latéraux, mais toujours sur trépied et sur un même axe. Je voulais tout le temps chercher ce type d’effets. Quand Jean est là, la caméra vole un peu.

Vous avez évoqué la réception particulière de Madre par le public espagnol, différente d’El Reino. N’est-ce pas parce que vous ne donnez pas au spectateur tout ce qu’il attend ?
Ce n’est pas quelque chose de volontaire. On était conscient de beaucoup de choses, mais pas de la façon dont le spectateur allait attendre le film. On ne peut jamais le savoir sauf si on récite une formule toute faite. C’est très stimulant de découvrir comment le film va évoluer. Mais je crois que c’est quelque chose que j’ai déjà fait sur El Reino ou Que Dios nos perdone. Moi, en tout cas, c’est ce que j’aime voir au cinéma. Si tu fais abstraction du fait que tu risques de perdre des spectateurs, c’est intéressant de prendre un chemin différent.
Vous ne donnez pas, à la fin, toutes les explications attendues.
On est trop habitué à avoir toutes les explications, au cinéma mais aussi sur les réseaux sociaux, dans les médias… Chaque fois qu’un personnage ne dit pas les choses clairement, on pense que c’est une fin ouverte. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils trouvaient la fin ouverte. Mais on sait ce qu’elle veut. Est-ce qu’il était nécessaire que je lui fasse tout dire ? Si on ne dit pas ouvertement les choses dans un dialogue, le spectateur a souvent du mal à faire le pas. On est trop habitué à la facilité.
Un trouble existe néanmoins dans l’histoire entre l’héroïne et l’adolescent…
Pour ce qui est de la partie entre Elena et Jean, on peut dire que c’est une histoire d’amour. Une sorte d’amour. Moi, avec ma mère, je vis une histoire d’amour, avec des amis aussi. Pourquoi devrait-on connaître précisément les sentiments de l’autre ? La perception va dépendre de ce que chacun comprend du mot « aimer ». On a tous des façons d’aimer différentes.
L’un des grands thèmes de votre cinéma, c’est la révélation des êtres derrière leurs apparences.
Lors de l’écriture du scénario, je m’interroge avant tout, avec ma co-scénariste, sur les personnages en espérant que les spectateurs aient envie de s’interroger à leur tour. C’est pour cela que les personnages sont toujours ambigus, ni bons ni mauvais. La société aime séparer les gentils et les méchants et, d’une certaine façon, nous contraint à le faire. En cassant ces jugements, cela met le spectateur dans une position inconfortable. Je crois que c’est pour cela que les films que l’on écrit touchent beaucoup les spectateurs sans être de grands succès. Mais ce qui est clair, c’est que l’on veut montrer des personnages condamnables qui nous ressemblent. Ce qui est intéressant, je crois, c’est de comprendre leur motivations, comment ils en sont arrivés là, et surtout pourquoi la société les condamne.
J’ai appris que votre prochain film sera une co-production française, comme Madre. Que change cet apport de la France dans votre cinéma ?
Je crois que je suis très francophile. Je viens d’ici, et je trouve beaucoup de choses objectivement meilleures qu’en Espagne. Pas tout ! Mais en tant que cinéaste, je trouve plutôt ma place ici. Inconsciemment, je suis tout le temps en train de chercher des choses en France, de me rapprocher de la cinématographie française, du public français. La presse reçoit aussi différemment mes histoires et ma façon de faire du cinéma. C’est vrai, mon prochain film sera aussi une co-production, mais l’histoire sera l’inverse de Madre : les protagonistes sont français et ils arrivent en Espagne. Mais j’ai dans la tête l’idée de travailler encore davantage ici.
Propos recueillis par Victorien Daoût le 15 juillet 2020, à Paris, lors d’une table ronde avec Oriane Mignot (Silence moteur action), Thomas Périllon (Le Bleu du miroir) et Nicolas Rieux (Mondociné).
Retrouvez notre critique de Madre.
2 réflexions sur « Rencontre avec : Rodrigo Sorogoyen »