
Après Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre et Et le cœur fume encore, Alice Carré et Margaux Eskenazi nous livrent le dernier volet du triptyque « Écrire en pays dominé ». Les trois spectacles interrogent les identités liées à l’histoire française : identités abusées, laissées de côté et négligées depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui. 1983 clôt ce questionnement en s’adressant tout particulièrement aux héritiers de l’immigration.
La pièce traite avec pertinence un échantillon de l’histoire politique et sociale française de 1979 à 1983 au travers d’une intrigue qui s’articule autour des événements majeurs de l’élection de Mitterrand en 1981 et de la marche contre le racisme en 1983. Le texte, écrit par Alice Carré à partir d’enquêtes et d’entretien menés auprès de militants ouvriers et immigrés de l’époque, a le mérite de rejouer l’histoire en s’intéressant aux vécus intimes. La pièce est donc porteuse d’affects toujours brûlants car, pour les classes populaires, le mandat Mitterrand à été une désillusion complète.
Le ton du récit est juste. Il se construit selon un mouvement de crescendo et de decrescendo : de l’euphorie des années qui précédent 1981, jusqu’à l’amertume qui succède à la marche contre le racisme en 1983. Cette construction passe par un panorama du champ social en lutte de l’époque : étudiants, enfants d’immigrés, groupes de musiques engagés, militants socialistes et ouvriers, tous ces personnages défilent sur scène dans une succession de scènettes dont les transitions fluides est l’un des points forts de la pièce. Et pour cause : la distinction de trois espaces dans le décor proposé par Julie Boillot-Savarin conduit le lieu théâtral à se métamorphoser au gré du jeu des comédiens. La scénographie, sublimée par ailleurs par un univers musical et de lumière aussi maîtrisé qu’audacieux, se révèle ainsi très accueillante pour ce genre de construction.
Le jeu des comédiens n’est par ailleurs pas en reste. La compagnie Nova avait déjà eu l’occasion de nous montrer son talent dans les deux précédents volets du tryptique. Passant d’un personnage à l’autre, à l’aise dans les changements de rôle en direct sur scène, les comédiens nous offrent une performance de grande qualité et homogène.
Il convient malgré tout de signaler que le spectacle de 2h40 présente quelques maladresses. Certes, il a le mérite de s’être attaqué à un matériau historique complexe pour en faire un récit digeste et plutôt accessible. Seulement, la volonté de traiter la question populaire et sociale sous tous ses aspects mène inévitablement à quelques longueurs. Si les scènettes sont toujours réussies en elles mêmes, leur rôle dans le décryptage du tableau global des luttes sociales de cette époque n’est pas toujours révélateur, ni même nécessaire. Ce découpage ajoute ainsi une complexité qui dessert la trame de la pièce et l’efficacité du discours. Enfin, la projection épisodique d’extraits du texte d’Alice Carré sur le décor surcharge le tout et n’apporte rien esthétiquement. Mais cela esquisse à peine une ombre à la pertinence scénographique, qui est dans sa globalité d’une réussite indiscutable.
Le duo Alice Carré et Margaux Eskenazi fonctionne à merveille et suscite l’espoir de voir leur collaboration s’élargir à de nouveaux projets, ce qui serait une excellente nouvelle pour le théâtre contemporain.
1983/ Texte d’Alice Carré/ Mise en scène de Margaux Eskenazi/ Avec Armelle Abibou/ Loup Balthazar/ Salif Cisse/ Anissa Kaki/ Malek Lamraoui/ Yannick Morzelle/ Raphaël Naasz/ Eva Rami/ 2h40/ du 11 au 22 janvier au Théâtre Gérard Philippe et du 24 au 31 janvier à la Cité Internationale.