Rencontre avec : Serge Korber

Serge Korber chez lui, en août 2020 ©Victorien Daoût / Culture aux Trousses

« C’est un juste retour des choses d’avoir fait entrer Louis de Funès à la Cinémathèque française, alors que son rapport à la critique a été si conflictuel. C’est formidable. » Le cinéaste Serge Korber, 84 ans, se réjouit avec des mots enthousiastes de la grande actualité qui concerne Louis de Funès depuis le mois de juillet (une rétrospective ainsi qu’une grande exposition, qui rouvrira ses portes sitôt le confinement terminé). Au début des années 1970, il a réalisé deux films avec le comédien : L’Homme orchestre, comédie musicale psychédélique, et Sur un arbre perché, huis clos dans une voiture, qui comptent parmi les plus originaux de leurs filmographies respectives. L’occasion était donc parfaite pour le rencontrer et s’intéresser à l’ensemble de son parcours. C’est avec un plaisir partagé que Serge Korber nous a convié chez lui, dans son appartement parisien, pour revenir sur ses débuts dans le spectacle, ses souvenirs de tournage et son rapport au cinéma, qu’il pratique encore avec précision et sensibilité.

Le cinéma est entré très tôt dans sa vie. S’il quitte l’école à 14 ans pour subvenir aux besoins de sa famille en apprenant le métier de tapissier, Serge Korber ne tarde pas à faire partie des spectateurs les plus assidus des trois séances quotidiennes proposées par la Cinémathèque, alors située rue de Messine. Il sympathise avec les futurs créateurs de la Nouvelle vague, Chabrol, Truffaut et les autres. « La séance coûtait un franc ! Nous étions toute une bande de passionnés à se retrouver là-bas, durant trois ou quatre ans », se souvient-il avec joie. La frénésie de cinéma le cueille et l’habite, si bien qu’il se tourne vers le spectacle en ayant comme seules ressources sa créativité et son envie de passer à l’action. À 22 ans, il quitte son travail et monte, avec quelques camarades, un cabaret dans le 5e arrondissement, Le Cheval d’or. « Un de mes amis avait hérité d’une bonneterie, rue Descartes, et ne savait pas quoi en faire. Comme plusieurs personnes de notre groupe avaient la fibre artistique, on lui a proposé de monter un cabaret. C’était la grande époque des cabarets rive gauche. Le Cheval d’or a été un succès ! On a fait les débuts de Raymond Devos, de Pierre Etaix, de Boby Lapointe, du duo Pierre Richard et Victor Lanoux… Que des inconnus qui s’apprêtaient à ne plus l’être. »

D’abord prédisposé aux décors du fait de sa formation de tapissier, il est aussi éclairagiste, responsable des auditions puis directeur de scène. La troupe commence à trouver son équilibre et se crée un public régulier, parmi lequel figurait le neveu de Bruno Coquatrix, venu repérer les nouveaux talents. Sur scène, mais aussi dans la salle. C’est lui qui a donné à Serge Korber l’opportunité de travailler à l’Olympia, où il n’allait pas tarder à proposer une innovation scénique encore très influente. « J’ai commencé comme homme à tout faire à l’Olympia. Mais, un jour, Bruno Coquatrix et Jean-Michel Boris, qui savaient que je m’intéressais au cinéma, m’ont demandé de trouver une mise en scène à l’aide de projections pour les introductions des spectacles. J’ai eu l’idée suivante : quand le rideau se lève, personne n’apparaît sur la scène mais on entend une voix, depuis les coulisses, appeler le présentateur qui n’est pas là, Jean-Marie Proslier. Sur un écran, on le voyait courir dans la rue car il était en retard, puis il arrivait dans l’entrée, se faisait engueuler par Coquatrix et rentrait enfin dans la salle. Ensuite, un dialogue entre lui sur scène et lui à l’écran continuait, c’était très amusant. » Ce principe qui introduisait chaque concert a tapé dans l’œil de Jacques Tati, un soir où il venait écouter Edith Piaf. Avec Serge Korber, il monte le spectacle Jour de fête à l’Olympia : « On avait fabriqué un écran à lamelle qui permettait à Jacques Tati de sortir littéralement de l’image vers la scène, avec sa bicyclette. » C’est ainsi que Serge Korber entra doucement dans le monde du cinéma.

Après une expérience de stagiaire chez Georges Franju, il co-écrit Tire-au-flanc 62 avec François Truffaut et Claude de Givray, un film qui réunit une grande partie des artistes du Cheval d’or. Amoureux de littérature, à l’aise avec sa plume, il se propose à l’écriture. Chaque soir, il rédige une dizaine de pages de scénario pour le lendemain. Cette expérience lui plaît et renforce son amitié avec François Truffaut, par l’intermédiaire duquel il rencontre le producteur Pierre Braunberger. Avec ce dernier, il réalise une dizaine de courts-métrages ; Serge Korber passe enfin à la réalisation. La plupart de ses films sont récompensés en festival ou passent en première partie de grands succès populaires, à l’instar d’Eve sans trêve projeté avant chaque séance des Tontons flingueurs, en 1963.

Parfois, il y a des jours où tout vous sourit. Serge Korber ne revient encore pas de ce moment où toutes les étoiles se sont miraculeusement alignées au-dessus de lui. « J’avais écrit un dernier court-métrage qui s’appelait Un jour à Paris. Je l’ai proposé à Pierre Braunberger, mais il l’a refusé. En sortant de chez lui, je croise par hasard Marin Karmitz, que je connaissais depuis que j’avais joué dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. Je lui explique que je viens de me faire refuser un scénario, on va prendre un verre ensemble, je lui raconte l’histoire et il me dit que ça l’intéresse beaucoup. Il n’était pas encore producteur ! Plus tard, dans la même journée, nous remontons les Champs-Elysées et nous croisons le scénariste Pascal Jardin, à qui Marin me présente. Et là, Pascal me dit qu’il me cherche depuis des semaines car il souhaite travailler avec moi ! Sur ce, il m’emmène chez son agent André Bernheim, l’un des plus grands de Paris. Il avait un rendez-vous mais m’a proposé de l’accompagner. Il me fait monter dans sa rolls, et je lui parle de mon projet… Il s’est immédiatement montré intéressé. » Un scénario d’une journée complètement invraisemblable, rocambolesque, et qui ne s’arrête pourtant pas là. « En revenant au bureau d’André Bernheim, je tombe sur Jean-Louis Trintignant. Il me dit avoir beaucoup aimé un de mes courts-métrages. Je lui propose alors de jouer dans mon film, et il accepte ! »

Dany Carrel et Jean Lefebvre dans Un idiot à Paris, deuxième long-métrage réalisé par Serge Korber. ©D. R.

Grâce à ce dernier court-métrage, Serge Korber réussit un succès qui lança la carrière de Marin Karmitz comme producteur (les origines de MK2) et lui fraya un chemin confortable vers la réalisation de son premier film, le poétique et inventif Dix-septième ciel, une histoire de laveur de carreau qui tombe amoureux d’une femme qu’il croit châtelaine, avec Jean-Louis Trintignant, à nouveau, et Marie Dubois, figure de filiation avec la Nouvelle vague. Il signe ensuite un contrat de trois films chez Gaumont. Il réalise notamment Un idiot à Paris, comédie à redécouvrir tirée d’un roman de René Fallet, taillée sur mesure pour Jean Lefebvre dans un rare premier rôle, celui d’un campagnard simple d’esprit qui réalise son rêve de visiter Paris, et ne tarde pas à se perdre dans le ventre de la ville. Les dialogues, signés Michel Audiard (« il écrivait comme il parlait »), sont un pur délice.

Parmi les adorateurs d’Un idiot à Paris, un certain Louis de Funès en avait fait son film de chevet. Il en possédait une copie personnelle qu’il visionnait régulièrement. « A mon avis, il rêvait de faire un film comme celui-là, assez poétique, contrairement à son comique sec, plutôt brutal. C’est en voyant ce film qu’il a demandé à me rencontrer. » Si le comédien, alors au sommet de sa gloire à la fin des années 1960, souhaitait travailler avec Serge Korber, ce dernier était loin de partager la même envie. « Au départ, l’idée ne me plaisait pas du tout. Travailler avec Louis de Funès, c’était se prostituer. Quand j’en ai parlé à Truffaut, il s’est offusqué : « mais tu ne vas pas faire ça ? » Je suis allé à sa rencontre à reculons, d’autant plus qu’Edouard Molinaro, qui tournait Hibernatus, me déconseillait de travailler avec lui. » Pourtant, contre toute attente, le courant passe extrêmement bien entre les deux hommes. L’entente est parfaite. Louis de Funès convie même le cinéaste pour un séjour de deux semaines dans son château, afin de parler d’une éventuelle collaboration. Ravi, Serge Korber pense alors à sortir le comédien de sa zone de confort, pour emmener son talent comique vers un horizon inattendu. « J’ai pensé qu’avec une locomotive comme de Funès, je pourrais faire une comédie musicale. Nous aimions beaucoup le cinéma américain. Il était d’abord très surpris par ma proposition, mais il y a eu une confiance totale entre nous. » Avec L’Homme orchestre, sorti sur les écrans en 1970, Serge Korber réalise un double exploit : faire danser Louis de Funès, bien avant Rabbi Jacob, et s’emparer d’un genre (encore) sous-représenté en France, pour lequel aucun financement ne se risquait à l’époque, à l’exception des films de Jacques Demy. À sa sortie, d’aucuns ont érigé le film en objet dadaïste, éclat pop et psychédélique encore surprenant dans le paysage de la comédie française. Sur une musique de François de Roubaix, Louis de Funès régale en chorégraphe intransigeant. À l’image de son comportement sur le plateau ? « Il n’était pas du tout directif, il s’est laissé faire. Il n’a rajouté qu’une seule scène qui n’était pas prévue, celle du « Loup et l’Agneau ». Il a eu l’idée un matin, et m’a prévenu qu’il ne ferait qu’une prise. » Cette scène, que tout le monde garde en tête après avoir vu le film, fait partie des plus grands morceaux de bravoure signés de Funès, inoubliable festival de mimes et de bruitages autour de la fable de La Fontaine, devant une assemblée de danseuses médusées. C’est parce que sa relation de travail avec Serge Korber était idéale qu’une telle proposition a pu voir le jour.

Louis de Funès et Serge Korber sur le tournage de Sur un arbre perché ©Musée Louis de Funès de Saint-Raphaël

Leur second film poursuit le décalage opéré par Serge Korber dans la carrière de Louis de Funès. Originellement destinée à être une comédie dramatique pour Annie Girardot et Yves Montand, l’histoire de Sur un arbre perché plaît tellement à Louis de Funès lorsque Serge Korber la lui conte que l’acteur demande à ce qu’elle soit adaptée pour lui, en comédie. Un huis clos dans une voiture, drôle d’idée pour le comique de mouvement le plus énergique du cinéma français… « Il tenait beaucoup à faire ce film », assure le réalisateur. « Louis de Funès attend d’un metteur en scène une direction. Parfois, quand il commence à jouer, il peut partir dans tous les sens, et il faut le cadrer car il n’est pas complètement dans le personnage… Mais ce qu’il fait est tellement bien que j’ai parfois préféré réécrire la scène qui suit. Il s’est senti d’une grande liberté tout en étant dirigé, et c’est à l’intérieur des scènes qu’il pouvait délirer. C’était un travail très intéressant. » Les deux hommes avaient-ils prévus de refaire équipe ensuite ? « Non, mais j’aurais bien aimé faire La Soupe aux choux. Je ne l’aurais pas fait du tout de la même manière. Avec ce très beau sujet, on aurait pu imaginer une comédie plus fine et donner au personnage de de Funès un côté beaucoup plus poétique. »

Après ces deux longs-métrages de comédie, Serge Korber retourne à sa première aspiration, le drame d’auteur : « j’avais envie de changer, de respirer autrement. » Dans Les Feux de la Chandeleur (1972), Annie Girardot est bouleversante en femme brisée par sa rupture avec son mari, joué par Jean Rochefort (dans son premier grand rôle), niant la disparition de leur amour. « Annie est une comédienne hors pair comme il n’y en aura plus. Avant de tourner une scène, j’allais dans sa loge et je lui expliquais les intentions, l’ambiance, ce qu’il s’est passé avant et ce qu’il se passera après. Elle ne lisait qu’une fois le texte. La première prise était souvent mauvaise, mais la seconde exceptionnelle. Le perchman mettait des lunettes noires parce qu’il pleurait pendant les prises. »

Du rire aux larmes, Serge Korber développe sa palette et met son savoir-faire technique au service des histoires issues de son imagination et des propositions qu’on lui fait. Il mettra en scène un film qui lui tient à cœur, Je vous ferai aimer la vie (1979) avec Julien Guiomar et Marie Dubois, et d’autres plus alimentaires comme Et vive la liberté ! pour les Charlots (1977). Plus étonnant, il fait un détour par la pornographie, sous le pseudonyme de John Thomas. Une carrière d’une dizaine de films qui prend sa source… dans un pari entre amis ! « Lors d’un déjeuner, Truffaut a lancé l’idée qu’il serait bien que l’un d’entre nous fasse un film porno, pour faire avancer la censure. On a tiré à la courte-paille, et je m’y suis collé ! Je ne tenais pas particulièrement à le faire, mais il a été produit avec un budget conséquent et eut un vrai retentissement. On a eu un procès terrible, qui a servi de tête de turc pour qu’une loi soit renforcée sur le censure. » L’Essayeuse, réalisé en 1975, est en effet classé X avant d’être radicalement censuré, et de coûter à toute l’équipe des amendes de plusieurs milliers de francs. Quoiqu’il fasse, Serge Korber ne passe pas inaperçu.

Depuis vingt ans qu’il n’a pas réalisé une fiction pour le grand écran, le cinéaste ne prend pas sa retraite pour autant. Il s’est tourné, au début des années 2000, vers le documentaire. « C’est un autre travail dans lequel je trouve beaucoup de liberté et de satisfaction. Il n’y a pas le poids d’une production, on peut commencer à faire des images avant même d’écrire le scénario. » Parfois, ce sont des sujets historiques, comme son prochain film consacré à la musique écrite dans les camps de concentration, suite à la découverte de 4000 partitions à Auschwitz ; souvent, il réalise des portraits de ceux qu’il a connu. Boris Vian, Jean Gabin, Louis de Funès bien sûr ou Jean-Louis Trintignant, à propos duquel il vient également de publier un livre. Ses documentaires sont divers, et jamais des commandes. « J’aime raconter la vie des autres. J’essaye d’être proche de ce qu’ils sont vraiment, de rester fidèle à leur pensée. » Gageons de l’avoir été à la sienne.

Propos recueillis par Victorien Daoût le 18 août 2020, à Paris. Un grand merci à Serge Korber pour son accueil et sa disponibilité. 

À VOIR : Exposition Louis de Funès à la Cinémathèque française jusqu’au 31 mai 2021, accompagnée par une rétrospective incluant les films de Serge Korber.

À LIRE : Jean-Louis Trintignant, dialogue entre amis, écrit par Serge Korber et Jean-Yves Katelan, La Martinière, paru le 8 octobre 2020.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :