
Imaginez Le Parrain de Francis Ford Coppola de nos jours, où les patrons d’un empire médiatique remplaceraient le clan de mafieux italo-américains, et l’humiliation régulière des héritiers, la loyauté familiale professée par Vito Corleone. Vous obtiendrez Succession, l’une des meilleures séries actuellement à l’antenne.
Dans sa troisième saison, la série créée sur HBO par Jesse Armstrong confirme toutes ses forces : un scénario qui refuse constamment les arches classiques et le « fan service », un rythme si lent et dilaté que chaque coup de théâtre devient un coup de poing au visage du spectateur, un jeu d’acteur magistral qui a ouvert un débat sur les risques de la Méthode (Actors Studio), une mise en scène essentielle qui ne laisse rien au hasard.
Une idée doit être gardée à l’esprit : autour du patriarche de la famille Roy, chaque personnage de Succession est horrible. Logan le tyran sadique, misogyne et homophobe ; Kendall l’homme brisé qui essaye de cacher ses troubles et ses addictions à travers une apparence faussement « woke » ; Shiv prête à piétiner tout le monde (surtout son mari) afin de satisfaire son besoin de reconnaissance, de pouvoir et de sexe ; Roman le pervers qui tente d’être aussi méchant que son père… Même les deux personnages les plus comiques et sympathiques de la série, Tom, le mari de Shiv, et Greg, le jeune cousin des frères Roy, sont au fur et à mesure absorbés par les jeux de pouvoir et le narcissisme de leur entourage.
Dans cet univers où les protagonistes se déplacent en hélicoptère et choisissent le président à la place des électeurs, se dessine une histoire tragique qui n’a pas besoin de plus d’un ou deux rebondissements par saison pour coller le spectateur à son siège. En effet, les personnages avancent toujours par cycles, chacun vit son moment de gloire ponctuellement brisé par Logan, le seul d’entre eux qui ne semble jamais ni évoluer ni perdre. Dans la première séquence de Succession, le patron de Waystar RoyCo, vieux, malade et complètement perdu, urine sur le sol de sa maison ; ce moment de faiblesse, dû à sa mauvaise santé et au risque récurrent de voir son empire détruit par ses rivaux et par la loi, est peut-être le secret de son infaillibilité : laisser croire aux autres qu’il est un homme fini pour avoir en réalité une longueur d’avance sur tout le monde. Contrairement à lui, ses fils sont, chacun leur tour, convaincus d’être sur le chemin de la victoire et du trône de l’entreprise, mais leur naïveté les conduit vers des défaites de plus en plus douloureuses. Après trois saisons, la démarche est claire ; malgré cet immobilisme apparent, le spectateur arrive à s’attacher au sort des personnages et même à soutenir son candidat idéal (ou celui qu’il déteste le moins) à la succession.
En ce sens, Kendall est le héros. Mais alors que la partie du public qui s’est rangée de son côté peut enfin espérer son ascension triomphale, le showrunner Jesse Armstrong dévoile un aspect de sa personnalité encore plus déprimant et toxique. Jeremy Strong, l’interprète de Kendall Roy, a récemment fait parler de lui après qu’un article très critiqué du New Yorker a souligné sa méthode de jeu extrême, proche de celle de Daniel Day-Lewis. Une inquiétude partagée par certains de ses collègues, Brian Cox (Logan) évoquant une atmosphère parfois désagréable sur le plateau et même le risque que la carrière de Strong puisse s’interrompre prématurément à cause de l’intensité de son interprétation. Au-delà de ce débat assez vain, il est certain que la souffrance de Kendall est parfaitement incarnée par l’acteur, soutenu par des scénaristes aussi courageux qu’impitoyables. Ce choix assez original pour l’arche du protagoniste a aussi déclenché deux des éléments les plus réussis de cette troisième saison : les moments de légèreté et d’humour qui servent à équilibrer le ton de la série sont plus efficaces que jamais (Succession reste une comédie noire), et le cynisme qui caractérise normalement les relations entre les personnages est parfois mis de côté, laissant apparaître de rares traits d’humanité.
L’autre ingrédient qui distingue Succession est la singularité de sa mise en scène. Avec un grand budget (il faut des moyens pour représenter la vie des ultra-riches) et une distribution de haute qualité (Adrien Brody et Alexander Skarsgård dans des rôles secondaires), le risque aurait été celui d’exagérer, de rendre chaque plan ou chaque séquence baroques. Or, Armstrong a réussi à construire un univers visuel sombre et austère, où tout ce qui n’est pas nécessaire n’est pas montré. Les mouvements de caméra ressemblent à ceux d’un mockumentary comme The Office, avec des zooms qui isolent les personnages pour souligner leurs réactions. Les décors luxueux font apparaître leur aspect inutile et grotesque – le dernier épisode se déroule dans une villa toscane et l’un des moments décisifs se passe à côté du local à poubelles ! Le choix le plus remarquable reste en revanche l’usage massif des ellipses et des dilatations temporelles : à travers un point de vue très sélectif, il nous est retiré le droit de suivre les personnages dans leur intimité, nous n’avons pas accès à des moments à priori fondamentaux pour la compréhension de l’histoire, alors que nous assistons à de longues discussions lors d’une assemblée d’actionnaires, minute par minute. Ce choix parvient malgré tout à éviter la frustration des spectateurs qui décident de jouer le jeu, car cela rend la récompense, en termes de twists et de révélations, encore plus satisfaisante.
Arrivés à la fin de la troisième saison, Logan, Kendall, Shiv et Roman Roy s’apprêtent à affronter des changements majeurs, des alliances et des rivalités inédites. L’attente sera sans doute longue, mais après la meilleure saison de Succession jusqu’à présent, l’impression demeure que nous sommes encore loin du climax.
Succession – Saison 3 / De Jesse Armstrong / Avec Brian Cox, Jeremy Strong, Sarah Snook, Kieran Culkin, Alan Ruck, Matthew Macfadyen, Nicholas Braun / États-Unis / 9 x 60mn / 2021.