Rencontre avec : Richard Copans

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Richard Copans ©D. R.

Réalisateur, chef opérateur et producteur, Richard Copans pratique le cinéma documentaire depuis les années 1960. La sortie en vidéo à la demande de son dernier film Monsieur Deligny, vagabond efficace nous a donné l’opportunité de le rencontrer.

Votre film retrace l’histoire de Fernand Deligny, un homme peu connu du public. Est-ce que vous l’avez bien connu ?

Je l’ai rencontré pour la première fois en 1974, dans les Cévennes, où je m’étais rendu lorsqu’il tournait Ce gamin-là avec des enfants autistes et mutiques. Fernand Deligny souhaitait que ce soit les autistes qui produisent les images et non pas un opérateur professionnel, alors j’y suis retourné pour apprendre à l’un d’entre eux, Renaud Victor, à filmer tout seul. Je suis resté très ami avec Renaud, donc j’étais amené à revoir Deligny en même temps que je lui rendais visite. En 1989, j’ai suivi le tournage d’À propos d’un film à faire, puis j’ai un peu pris mes distances. J’ai revu Deligny au moment de la mort de Renaud Victor, enterré à Monoblet en 1991.

À quel moment avez-vous su qu’il devait faire l’objet d’un film ?

C’était il y a huit ans environ. J’ai recroisé Gisèle et Jacques, que j’avais connus dans les Cévennes chez Fernand Deligny, lors d’une exposition consacrée aux lignes d’erre au Palais de Tokyo [il s’agit des cartes des déplacements des enfants autistes telles qu’on les voit dans le documentaire, ndlr]. J’étais en train de terminer un film et je me suis alors souvenu de Deligny. Je suis parti dans mes souvenirs… et j’ai commencé à travailler un premier scénario, puis un deuxième, un troisième et le film s’est imposé. Je voulais raconter tout Deligny.

Vous ouvrez et refermez votre film par des séquences montrant le quotidien d’autistes dans une maison de vie. Vous avez passé beaucoup de temps sur place ?

J’y suis retourné plusieurs fois pour comprendre ce qui restait de ce que j’avais connu à l’époque de Fernand Deligny. Et en fait, Gisèle et Jacques étaient toujours là, les enfants avaient grandi, d’autres adultes les avaient rejoints. Il était absolument évident que le film ne racontait pas une histoire au passé mais qu’il s’inscrivait dans un présent continu. J’y ai donc passé une semaine pour comprendre comment fonctionnait le lieu aujourd’hui, et on a tourné une semaine pour filmer la vie des adultes autistes mutiques, avec la poésie de leurs gestes, leur rapport aux objets et aux différentes activités.

Comment avez-vous motivé le choix de vos images ?

Je ne voulais pas faire un montage d’archives. Au total, sur la durée du film, il n’y a qu’une vingtaine de minutes d’extraits. On voit les différents films de Deligny, une minute de L’Etoile de mer de Man Ray, une minute des Quatre Cents Coups de François Truffaut, mais le principal du film devait être ailleurs. Il fallait que je produise mes propres images : la vie quotidienne aujourd’hui, les différents lieux de la vie de Deligny. J’ai donc fait un voyage pour retracer certaines étapes de sa vie, en commençant à Armentières dans le Nord, puis en passant par le Vercors et d’autres endroits des Cévennes. Mon tournage a duré, en tout et pour tout, trois semaines.

Jean-Pierre Darroussin offre sa voix à Fernand Deligny. Pourquoi lui ?

Je me suis retrouvé confronté à un problème de scénario car j’avais trois différentes voix de Fernand Deligny : celle que l’on entend dans les films, ses participations à des émissions de radio et ses livres. Il était un peu compliqué d’avoir autant de voix pour un seul homme. Par ailleurs, j’avais aussi un problème de production, car les archives radio de l’INA coûtaient extrêmement cher. J’ai donc décidé que les textes qui venaient des émissions de radio et de ses livres seraient lus par une seule personne. J’ai cherché un acteur qui possédait une voix qui ne soit ni trop savante ni trop parisienne, une voix populaire capable d’humour. Celle de Jean-Pierre Darroussin m’a semblé le meilleur choix possible.

Votre film soulève l’idée passionnante que par la pratique du cinéma, on peut établir un nouveau langage. Quand avez-vous compris que l’usage de la caméra permettait de parler autrement ?

C’est une bonne question. J’ai fait des études de prise de vue à l’IDHEC entre 1966 et 1968, à un moment où l’école était extrêmement académique, je n’y ai pas vraiment appris à filmer. Je crois que le déclic a eu lieu lorsque j’ai participé au tournage très étonnant de What a flash ! de Jean-Michel Barjol, en 1972. C’était un film de fiction entre guillemets : il a enfermé 250 personnes dans le grand plateau d’Epinay pendant trois jours, en leur disant « c’est la fin du monde » ! C’était une sorte d’immense happening, totalement années 70. Six équipes filmaient en permanence, je tenais une caméra et je pouvais filmer ce que je voulais. C’était la première fois que je filmais en cinéma direct, sans le contrôle de personne. C’est moi qui disait « cette scène là m’intéresse », « j’ai envie de suivre ce visage pendant toute une séquence ». J’ai découvert que je voyais quelque chose, la puissance de l’image s’est révélée à moi. En revanche, l’autonomie de l’image par rapport au langage est quelque chose qui a pris plus de temps, et qui est venue de mon travail d’opérateur avec Robert Kramer et Luc Moullet. La collection de films d’architecture que j’ai faite a beaucoup compté aussi. Le problème consistait par exemples à s’intéresser à une poutre en béton. Cela semble ennuyeux… moi je trouve ça génial ! Je peux filmer une après-midi une poutre en béton pour chercher à construire une grammaire qui raconte ce pourquoi elle est là, et à quoi elle sert.

Vous souvenez-vous de ce que vous avez filmé la première que vous avez tenu une caméra ?

Oui, je m’en souviens. C’était en juillet 1966, je venais de passer mon bac et j’avais un copain dont le père possédait une caméra Paillard-Bolex, la même qu’on voit dans le film d’ailleurs. Nous avions décidé de faire un film surréaliste, assez potache, tourné sur l’esplanade du Trocadéro. Malheureusement, ces images ont été perdues. J’aurais beaucoup de plaisir à les retrouver mais personne ne gardait ces images que l’on faisait pour s’amuser.

Le cinéma documentaire était peu reconnu lorsque vous avez débuté.

Le documentaire n’existait pas, même s’il y avait des réalisateurs reconnus : Joris Ivens, Chris Marker, Jean Rouch. Des documentaires étaient faits pour la télévision mais ce genre n’existait pas en salle de façon majeure, il n’y avait pas non plus d’aide financière particulière. Le documentaire qui s’est développé en France est venu du cinéma militant des années 1970. Tout à coup, une idée se cristallisait : nous pouvions être politique, faire du documentaire et être un auteur, trois idées qui n’avaient pas encore été assemblées. Ma société de production Les films d’ici s’est créée sur cette idée très forte, liée à un film que j’avais fait avec Luc Moullet, Genèse d’un repas, à un film que j’avais produit d’Amos Gitaï Journal de campagne, et à ma rencontre avec Robert Kramer.

Pensez-vous que l’on pourrait rapprocher l’idée de la caméra outil pédagogique de Fernand Deligny avec une forme de cinéma militant ?

Le cinéma militant, que j’ai beaucoup pratiqué et pour lequel j’ai beaucoup de respect, croit qu’il doit délivrer une vérité politique. Il est prêt à utiliser tous les moyens en images, en mots et en commentaires pour montrer qui sont les méchants et qui sont les bons. C’est à partir du moment où il se délivre de ce carcan idéologique, si j’ose dire, qu’il devient du documentaire. Pour Fernand Deligny, l’idée de caméra outil pédagogique réside en ce qu’elle transforme socialement les personnes qui sont filmées ou les personnes qui filment. C’est un usage de la caméra qui donne, d’une certaine façon, plus d’identité à ceux qui sont filmés. C’est plus large qu’un message politique. Il n’est pas un cinéaste militant de ce point de vue, il est de toutes façons plus poétique.

Oui, cela change les gens qui font les films mais pas forcément ceux qui les regardent. Il est dit dans votre documentaire que pour Deligny, le tournage importait plus que le film qui en résulte.

Absolument, c’était le cas pour ses films Le moindre geste et Ce gamin-là, même s’il y a aussi l’idée que si le film marche il peut rapporter de l’argent et lui donner ainsi plus de liberté pour expérimenter avec les enfants autistes. Deligny était présent au moment du tournage mais il n’assiste pas du tout au montage. Il est à l’origine des films, il en est en partie l’auteur et le scénariste mais il ne suit pas tout le processus de fabrication du film.

Qu’est-ce qui vous apporte le plus de satisfaction lorsque vous tournez ?

Quand je fais mes propres images, je crée les blocs du langage que je vais devoir inventer au montage. Je suis comme tout documentariste, j’accumule une matière, mais c’est en faisant des plans que je parviens à trouver le bon. Il faut que je passe par un chemin d’expérimentation d’une image à l’autre pour arriver à la bonne image. C’est un chemin très particulier qui est lié au fait que je suis à la fois opérateur et réalisateur. Ensuite, le jeu absolument jubilatoire, c’est le montage. Je crois fermement à l’idée des trois étapes : on rêve d’une chose, on l’écrit puis on la réécrit ; on tourne et on oublie en partie ce qu’on a écrit ; et au montage, on réécrit encore une troisième fois le film. C’est absolument vérifié à chaque film. On ne peut pas se priver de l’une de ces étapes, mais chacune fait comme si elle détruisait la précédente. Et pourtant, à la fin on retrouve le film qu’on a écrit. C’est un processus magique et souterrain.

Et lorsque vous êtes opérateur pour un autre réalisateur, quel processus adoptez-vous ?

J’essaye d’entrer dans l’imaginaire de l’autre. Cela peut passer par différentes manières : une lecture de scénario, passer du temps ensemble… Je pense aussi que les lieux m’inspirent. C’est en cela que le film d’architecture a été une école extrêmement bénéfique pour moi. Je l’ai pratiqué pendant plus de vingt ans, en produisant 65 films et en en réalisant la moitié. Cela imposait une discipline de l’œil absolument radicale, réussir à voir ce qui m’intéressait pour raconter une histoire d’architecture.

Il est beaucoup une question de regard.

C’est une question de regard mais surtout de récit. Au final, il y a un récit. Ce ne sont pas des images qui s’accumulent pour leur beauté plastique, leur composition ou leur force poétique. Bien sûr, je donne une petite marge aux images, mais je reste un cinéaste du récit.

Est-ce que vous regardez des documentaires contemporains ?

Je n’ai sans doute pas assez le temps de voir beaucoup de films, fictions ou documentaires, mais j’ai vu le film Braguino de Clément Cogitore, que j’ai trouvé absolument extraordinaire, magnifiquement filmé. J’ai vu un très grand cinéaste, ça crève les yeux. Et c’est bouleversant.

Votre film Monsieur Deligny devait sortir au cinéma, mais il sortira finalement en vidéo à la demande à cause de l’épidémie du Coronavirus. Un choix difficile ?

C’est comme si nous avions refait la chronologie des médias. Il y aura un tel embouteillage de films lors de la réouverture des salles que nous aurions eu des difficultés à trouver le même réseau de salles que celui qu’on avait prévu. On reconstituera un réseau de rencontres car j’adore débattre avec le public, mais la sortie en VOD donnera au film une durée de vie plus longue. On ne joue pas tout à la sortie, il faut que la vie du film se construise sur le temps.

Propos recueillis par Victorien Daoût le 20 mars 2020, par téléphone.

Monsieur Deligny, vagabond efficace est disponible en VOD.

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