Emilia Pérez

Festival de Cannes 2024

© Pathé

Une comédie musicale de Jacques Audiard. Voilà de quoi intriguer (ou inquiéter). Depuis Les Olympiades, où il s’intéressait à la circulation du désir au sein d’un groupe de jeunes parisiens, Audiard s’éloigne de plus en plus de ses œuvres précédentes. Aussi bien dans les thématiques abordées que dans leur mise en scène, le cinéaste de soixante-douze ans insuffle différentes formes de modernité à son cinéma. Avec Emilia Pérez, il continue de surprendre et de séduire. 

Rita (Zoe Saldana, éblouissante) est une avocate qui se dédie corps et âme à son travail. Un jour, un étrange client la contacte au sujet, justement, de son corps et de son âme à lui. Manitas, chef d’un cartel mexicain, veut changer : c’est une femme dans un corps d’homme. Rita est chargée de trouver un médecin fiable pour l’opérer. Une fois la transition terminée, on annonce la mort de Manitas : Emilia est née.

Pourquoi choisir la thématique de la transexualité ? Est-ce un choix artistique ou opportuniste ? Soyez rassurés, dans Emilia Pérez, il n’y a pas d’arrière-pensée, pas de complot politique ou de campagne marketing : seulement un désir fervent de cinéma. Audiard croit en son geste filmique et musical, il s’y dévoue sans la moindre retenue. Le cinéaste est fasciné par son héroïne et, autour d’elle, il crée une mosaïque de femmes et de féminités : celle qui n’a pas le temps d’éclore, celle qui se révèle, celle qui s’offre. 

Emilia Pérez est un film sur les transitions entre les genres, aussi bien physiques et psychiques que cinématographiques. Du mélodrame au thriller en passant par la comédie musicale, Audiard métamorphose sans cesse ses protagonistes et son film. 

Avec le changement de sexe vient aussi l’occasion de recommencer une nouvelle vie. C’est une transformation autant corporelle que morale : après avoir tué en tant qu’homme, Emilia se lance dans une association pour aider les familles à retrouver leurs proches disparus, souvent assassinés par le cartel. Chaque variation de genre et de ton ajoute un élément au protagoniste et au film. L’un comme l’autre est libre de se convertir quand bon lui semble, ou par la force des choses. Mais les cicatrices du passé ne sont pas aisément camouflées. L’apparence est effectivement transformée, Émilia est maquillée et habillée soigneusement. Pourtant la brutalité masculine continue parfois de contaminer son être. Elle survient dans sa voix (qui baisse d’une octave) ou surgit dans la musique (les percussions sont remplacées par le son des fusil d’assaut que l’on remplis de munitions).

Les numéros musicaux ne viennent pas déployer les émotions des personnages. On ne chante pas car ce qu’on ressent est trop fort pour être exprimé verbalement. On chante pour soi, voire contre soi. Dans Emilia Pérez, le chant est un chuchotement. Le film renouvèle brillamment les enjeux des numéros de la comédie musicale : la protagoniste ne contrôle pas l’environnement par le chant et la danse. La vie ne s’ordonne pas magiquement lorsque les premières notes de musique retentissent. Au contraire, le cadre est assailli, les mouvements sont imprévisibles, erratiques. On chante ses vulnérabilités à voix basse et on hurle sa colère en dansant.

Alors que la comédie musicale est un genre profondément auto-réflectif, tourné vers le passé et vers sa propre mythologique (La La Land), Audiard et ses fabuleux orchestrateurs (Camille et Clément Ducol) composent une œuvre au présent, qui regarde même vers l’avenir. Emilia Pérez tient compte des évolutions qu’a connues la comédie musicale sur scène ces dernières années, et que le cinéma éludait ostensiblement. Il y a déjà presque vingt ans, Lin-Manuel Miranda créait In the Heights. Le personnage immigré à New-York, est originaire de République Dominicaine, comme celui de Rita. Mêlant anglais et espagnol, la pièce de Miranda propulsait le R’n’B et le rap sur les scènes de Broadway. Audiard s’inspire de ces nouveautés – ces personnages sous-représentés et ces genres musicaux peu estimés – pour en proposer une variation, elle-même, incroyablement novatrice. Et quel plaisir d’être témoin de la métamorphose, de l’évolution d’un genre, des genres. 

Emilia Pérez est une comédie musicale tellement inattendue qu’on osait à peine l’espérer mais on sait désormais qu’on ne pourra plus s’en passer.

Emilia Pérez / De Jacques Audiard / Avec Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón et Selena Gomez / 2h10 / France, Mexique / Festival de Cannes 2024 – Compétition Officielle.

Auteur : Chloé Caye

Rédactrice en chef : cayechlo@gmail.com ; 0630953176

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