Très en vogue depuis une quinzaine d’années, le film biographique – abrégé biopic en anglais – est un genre protéiforme en ce qu’il n’a pas de caractéristiques clairement définies, hormis l’évocation biographique d’un personnage réel. Rarement passionnant et souvent ronflant, il lui arrive parfois d’être surprenant, d’offrir certaines réussites, voire même de toucher au chef-d’œuvre. Alors qu’Elvis sort le 22 juin prochain, voici notre sélection de biopics musicaux.
En 1989, Sexe, mensonges et vidéo fait une entrée remarquée dans la sélection du festival de Cannes. Ecrit en seulement huit jours et tourné avec un budget relativement restreint, il s’agit du premier long métrage de fiction du réalisateur Steven Soderbergh.
En 1991, Steven Soderbergh se lance dans la réalisation d’un second long-métrage. Le premier, Sexe, mensonges et vidéo, vient de faire de lui le second plus jeune réalisateur jamais récompensé par la Palme d’or au festival de Cannes de 1989. Son Kafka sera malheureusement le premier d’une série de plusieurs échecs au box-office, et inaugure donc une période difficile pour un auteur pourtant prometteur.
Kafka est un film méconnu d’un réalisateur aujourd’hui célèbre, dont la réputation est celle d’un artiste éclectique aimant alterner entre des projets tout public à gros budget (Ocean’s Eleven) et d’autres plus personnels. Kafka fait indéniablement partie de la seconde catégorie. Un scénario surprenant adapté d’un des plus grands auteurs du XXème siècle, tourné en noir et blanc (avec quelques touches de couleur), mêlant intrigue policière, propos philosophique, enjeu politique et style quasi-horrifique…
Le résultat est une œuvre passionnante, dont l’idée est déjà en soi particulièrement originale et pertinente : mettre en scène l’écrivain dans son propre univers, et préférer à la biographie réelle une aventure fantasmée. Kafka a donc pour héros l’auteur lui-même, confronté à une aventure mêlant des éléments de ses œuvres réelles, Leprocès et Le château notamment. Choix d’autant plus judicieux que les œuvres de l’écrivain ne sont pas autre chose que l’expression de ses propres angoisses – le héros du Procès ne s’appelle pas « K » pour rien.
Kafka, donc, petit comptable d’une entreprise à l’activité obscure, écrit sur son temps libre d’étranges histoires que peu de monde semble apprécier. Quand on lui demande de quoi parle son prochain livre, il répond distraitement : d’un homme qui se transforme en insecte – rires de l’assemblée. Un jour, l’un de ses collègue disparaît ; il décide d’essayer de le retrouver, et se trouve mêlé à une intrigue mystérieuse opposant un groupe révolutionnaire à un pouvoir tyrannique.
Dans cet univers sombre, un Jeremy Irons tout en élégance et phrasé détaché incarne avec un calme las et stoïque le seul homme véritablement normal de cette société. Sa marginalité est justement ce qui le distingue de cet univers bureaucratique et cauchemardesque, où presque personne ne semble vraiment le comprendre, et où ceux qui l’entourent se différencient essentiellement les uns des autres par le degré de bizarrerie et d’inquiétude qu’ils suscitent. Un monde fixe, froid et obscur, dans lequel le visage de l’acteur, un des seuls à être presque toujours entièrement éclairé, est sculpté par un noir et blanc plus sombre que lumineux dans lequel les visages émergent à peine de l’ombre. Jeremy Irons est, littéralement, la seule lueur qui guide le spectateur, le seul personnage auquel on parvient à s’identifier. Une certaine pureté demeure en celui qui à sa manière résiste au système qui cherche à le soumettre, et qui revendique : « Je n’écris que pour moi », « Je ne pense qu’à moi » – et qui pourtant nous demeure profondément sympathique. Sans la sincérité et la détermination que l’interprète insuffle à son personnage, la perception du film aurait été bien différente. Soderbergh a d’ailleurs déclaré en interview qu’il n’aurait pas fait le film si Irons n’avait pas accepté le projet.
Si l’on sent de nombreuses influences, comme le Procès d’Orson Welles, ou les films noirs de façon générale, le film se place avant tout sous le signe de l’expressionnisme allemand, mouvement né dans les années 1920 caractérisé par son symbolisme et sa vision déformée et fantasmée du réel. On retrouve dans Kafka des contrastes forts ; des décors gothiques tout en voûtes, ruelles, et bâtisses surplombantes ; ou encore des cadres obliques, des plongées ou contre-plongées déformantes. Les trois plus grands réalisateurs du mouvement sont même plus ou moins directement cités : sur un mur, des affiches évoquent la police des intertitres du Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene. Un peu plus loin, l’image d’un homme les bras en croix rappelle le Metropolis de Fritz Lang. Un des personnages s’appelle même Murnau. Autant de références qui ont en commun le thème de l’aliénation de l’homme, que ce soit par l’hypnose (le tueur de Kafka n’est pas sans évoquer celui de Caligari) ou le travail. Dans le même temps, Soderbergh n’hésite pas à jouer avec des codes plus récents, des interprétations plus modernes des mêmes idées : Kafka lorgne parfois du côté du body horror à la Cronenberg, jouant à déformer les corps, à révéler leur monstruosité.
Pourtant, Kafka n’est pas qu’un exercice de style intellectuel et ultra référentiel par un auteur de niche. Son scénario suit une structure on ne peut plus classique, son ambiance mystérieuse relève du pur thriller, les péripéties guident le héros vers un climax épique, en une course poursuite ascendante dans la plus haute tour du château surplombant la ville…
C’est là la force d’un film parvenant à synthétiser de façon si harmonieuse et si juste des influences, des thèmes et des styles si divers. Injustement méconnu, méprisé par la critique lors de sa sortie, et quasiment introuvable aujourd’hui, Kafka mérite d’être redécouvert.
Kafka / De Steven Soderbergh / Avec Jeremy Irons, Theresa Russel, Joel Grey, Ian Holm, Alec Guinness / États-Unis, France / 1h38 / 1991.
L’annonce du projet faisait doucement rire. Une fiction sur les Panama Papers, cet immense scandale d’évasion fiscale, diffusée sur Netflix, plateforme qui n’hésite pas à ne pas déclarer tous ses impôts ? The Laundromat aurait du mal à être pris au sérieux s’il n’était réalisé par un cinéaste aussi malin que Steven Soderbergh, et engagé, lui qui s’inspire régulièrement des arnaques financières, qu’elles concernent la pollution de l’eau (Erin Brockovich, 2000), l’agroalimentaire (The Informant!, 2009), l’industrie pharmaceutique (Effets secondaires, 2013) ou, récemment et déjà sur Netflix, le milieu sportif (High Flying Bird, 2019).